Liminaire – Ce commentaires à propos du livre de Laurie Laufer Vers une psychanalyse émancipée (Editions La Découverte, 2022) est tiré d'une intervention que j'avais faite le 30 septembre 2023 lors d'une "Journée inter-associative" réunissant plusieurs associations psychanalytiques de Belgique dont il devrait être tiré une publication réunissant les diverses interventions. Ce petit texte est le résultat de mes questions à propos du livre, que j'ai posée à Laurie Laufer à cette occasion.
Comme nous étions tenus de « faire court », je voudrais reprendre quelques réflexions et les développer un peu, pour continuer à maintenir ouvertes les discussions élaborées à partir de la lecture de cet ouvrage fort intéressant qui touche à des questions actuelles très chaudes, aux confins de la pratique clinique et de questions politico-sociales – tout en maintenant un fond éthique psychanalytique, bien entendu…
Quoi qu’il en soit, il convient de remercier l'auteur d’avoir permis, à sa manière, de secouer un peu les cerveaux et les concepts analytiques pour les dépoussiérer de quelques préjugés, dirais-je, et peut-être raviver un peu l’éclat des concepts, renouer, comme le sous-titre du livre nous y invite, avec l’essentielle dimension subversive que la théorie analytique porte en elle et, peut-être aussi, aller vers une certaine émancipation. J’entends ici par « émancipation » un questionnement continu des « maîtres », souvent récités trop « fidèlement », comme un dogme ou un catéchisme, au point qu’ils en perdent leur saveur, mais surtout l’acuité et l’originalité de leur démarche ?
Si les singularités de nos approches sont aussi légitimes que nécessaires, aucune émancipation, aucune avancée vraie ne peut être attendue d’un repli sur la généralisation de ces singularités, ou d’une mise d’accord uniformisant les pensées. Aussi me paraît-il important d'avoir pu regrouper, pour une journée de réflexion, divers courants analytiques dans leurs disparités, et d'avoir ainsi permis de mettre ces réflexions diverses en partage, d’en avoir suscité le débat, la controverse, au sens noble de la disputatio ou de la mahloket, par exemple, sans lesquelles nous tomberions dans une espèce de brouet théorique unifié certes, mais affadi sinon insipide. J’aimerais d’ailleurs insister sur l’importance du débat, même conflictuel : il est important de maintenir des ouvertures, à la manière dont Delphine Horvilleur (et quelques autres) par exemple en parle, à propos de la mahloket, controverse "juive" qui, comme le dit Marc-Alain Ouaknin, n’est pas la recherche de l’unité ni de l’unification. Au contraire, elle cherche la séparation, la fissure, l’intervalle qui sont la possibilité d’être de l’Autre1. La parole « entre-les-maîtres » n’a pas pour rôle de réduire mais de porter l’intervalle. – personnellement, je songe ici aux discussions intertextuelles entre Freud et Lacan, principalement. Maurice Blanchot en parle aussi2, quand il souligne la nécessité de trouver une “Parole non unifiante qui accepte de ne plus être un passage ou un pont, sortant ainsi de la parole pontifiante, tout en restant capable de franchir les deux rives que sépare l’abîme, sans le combler et sans les ré-unir, (sans référence à l’unité). Etc.
C’est bien de ça qu’il s’agit, pour la psychanalyse aujourd'hui : cultiver, voire retrouver l’étonnement de ses propres concepts, leur richesse et leur saveur, ce qui ne peut se faire qu’en confrontant des idées, tant à l’intérieur des mouvements psychanalytiques que par rapport au monde contemporain, pour leur redonner de l’éclat, à l’instar de la recommandation de Ludwig Wittgenstein qui préconise de retirer de la langue une expression et [de] la donner à nettoyer pour pouvoir ensuite la remettre en circulation, ce que les psychanalystes (quels qu’ils soient) feraient bien de méditer aujourd'hui.
Par émancipation, j’entends donc la capacité à autonomiser sa propre réflexion par sa confrontation aux autres, c’est-à-dire, au-delà, à l’Autre – dans le sens, déjà soutenu par Freud et repris par Lacan que chaque psychanalyste a à se former sa propre théorisation – qui, nécessairement, tient compte des autres, bien entendu !
Ce qui complexifie les choses (et, en même temps qui distingue la psychanalyse des « sciences ») c’est que nous avons toujours affaire à des êtres doués de langage, des parlêtres, comme disait Lacan. À ce propos, je voudrais encore citer Ouaknin3, qui dit joliment que : Tout homme possède deux langages. Certes, avec l’inconscient et le transfert, nous sommes (plus ou moins) habitués à ça, ce qui ne devrait pas nous empêcher d’en être étonnés. J’entends ça : d’une part, le langage de la logique, qui permet à chacun son insertion dans le monde [ce que je ferais équivaloir à la logique (dite) phallique, et, en tout cas, à la logique du tiers exclu] et, d’autre part, un langage, venant (dixit Freud) de l’inconscient et restant réfractaire à ce type de logique, puisqu’il ne tolère ni négation, ni modulations, ni temporalité, etc.
Dans le cadre de cette confrontation d’idées et de points de vue, qui me semble d’autant plus nécessaire aux analystes que chacun a à bâtir sa propre théorie, énoncé freudien repris mainte fois par Lacan, rappeler cette réflexion de Maurice Blanchot4 qui puise chez Nietzsche l’idée que « Un a toujours tort », tandis que « la vérité commence à deux » : d’où la nécessité de l’interprétation qui n’est pas dévoilement d’une unique vérité cachée, voire ambiguë, mais lecture d’un texte à plusieurs sens et n’ayant aussi d’autre sens que « le processus, le devenir » qu’est l’interprétation. J’ajouterais d’ailleurs, ce que la pratique des cartels et séminaires divers nous ont appris, lecture à plusieurs d’un texte (nécessairement) à plusieurs sens.
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Certes, la psychanalyse n’est plus très à la mode – bon ; prenons-en acte, mais n’est-ce pas là raison supplémentaire de résister plutôt que de collaborer passivement ? De toute manière, dès qu’il est question de sexualité5, ça remue et ça provoque des prises de position radicales et partisanes – je rappelle les débats (pour le moins houleux) en France (surtout) sur l’homoparentalité par exemple, ou la manière dont les textes de Freud ont été accueillis.
J’aimerais aborder plus précisément un point qui me paraît central dans ce que Laurie Laufer avance, je veux parler de la mise en cause, à partir de différentes théories, toutes à prendre dans leurs particularités, de la déclinaison des genres à partir de ce qui apparaît comme une dichotomie biologique ; mais le naturel de l’être parlant n’est-il pas justement son déracinement du naturel vers le culturel (marqué par le langage) ?
Dès lors, comme l'auteur, je ne suis pas sûr qu’il faille faire fonds sur des partitions trop radicales ou trop rapides d’identités D’ailleurs, dans le cas qui nous occupe, le versant « social » (politique) ne me paraît pas opposé au versant proprement clinique de la pratique psychanalytique. Personnellement, je me méfie toujours des identités trop rapides ou trop rigides. En tout cas, les psychanalystes ne sauraient rester sourds (ce serait un comble) aux débats et conflits actuels ; ils sont évidemment pris dans le social, dans l’espace-temps contemporain, avec les préjugés qui y ont cours et desquels ils ne sont pas préservés. Je pense qu’il y a là un enjeu important (dans la formation des analystes, principalement), qui est de pouvoir continuer à maintenir les questions suffisamment ouvertes, la séparation entre l’éthique, la politique et la clinique n’étant pas tranchée, se nouant de toute façon dans la singulière disparité de la situation analytique.
Aujourd'hui, la mode est aux questions sur les LGBTQI+OC – la mode est aux sigles6 : dans ce cas, cela nous oblige à repenser nos catégories, peut-être trop facilement – et, en tout cas, trop définitivement, établies. … Politiquement, il est certes parfois nécessaire de revendiquer… mais la question, pour les psychanalystes dans leur position, c’est de pouvoir offrir un espace de parole suffisant pour que les questions intimes liées à la sexuation et au désir puissent s’élaborer, quelle que soit lalangue dans laquelle elles s’énoncent. À propos des ambiguïtés concernant ces sujets délicats, entre le politique et la clinique, j’ai bien aimé ce que vous êtes allée chercher chez David Halperin, à savoir qu’il y a des choses [l’identité « gay », en l’occurrence, mais c’est plus large que ça] qui sont à la fois politiquement nécessaires et, dans le même temps, politiquement catastrophiques !
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J’aimerais à mon tour repenser cette question de la binarité, de la partition, à partir de celle de la logique. Pour situer, très grossièrement, la question du tiers exclu, je rappelle qu’en logique formelle, le principe du tiers exclu énonce qu'ou bien une proposition est vraie, ou bien sa négation est vraie. Par exemple : la vache est un insecte – A est soit vraie soit c’est sa négation qui est vraie : non A, la vache n’est pas un insecte. On peut transposer ça : tout porteur d’un pénis est dit masculin ; dans ce cas, le féminin se définit par la négation. Si cela peut (peut-être) être défini à la naissance, cela n'est pas définitif, pour les êtres de parole; cela peut assurément être remis en cause par la suite, avec la prévalence de l’insertion dans le langage7 !
D’un côté, nous avons donc la logique, exclusive, du langage ordinaire, mais au-delà, il y en a un autre, qu’on retrouve de diverses manières, qui est la brisure de cette logique, fracture dans cette causalité, ouverture vers un au-delà du monde, ouverture du rêve et de l’imaginaire, poésie et état poétique. C’est cet autre côté que je fais équivaloir à la logique du pas-tout, en tout cas, à une sortie de la logique du tiers exclu. 8
Un côté nécessaire mais fermé, donc, et un côté ouvert. Il est bien inutile de vouloir savoir lequel serait « le mieux », puisque les deux coexistent et sont nécessaires ! Le problème, pour moi, n’est pas de savoir lequel on choisit (et, en tout cas, pas consciemment) mais de pouvoir repérer celui qui a cours à tel moment.
C’est comme ça que je lis la remise en question de la binarité par Laurie Laufer – qui n’est pas que « sexuelle », qui est logique dans la mesure où, en tant que parlêtres (êtres parlant). Certes, la langue tente d’être essentiellement binaire, à ceci près qu’elle est radicalement porteuse d’équivoques ; il s’agit dès lors de maintenir à la fois un système où règne la logique du tiers exclu, nécessaire pour fonder un système stable, où, par exemple, la science a sa place, et un au-delà, au moins un au-delà pensable, à ce système.
De la sorte, je trouve l'auteure permet de relire les différances9 sexuées/sexuelles au-delà des évidences trop vite acceptées. Pour ma part, je dirais qu’au-delà de la logique ordinaire (c’est-à-dire aussi bien ordonnée), que je situe comme le côté phallique (appelé "homme"), du tableau de Lacan, il y a également un autre côté qui permet de rendre compte d’une ouverture – parce que, dirais-je, dans la logique du tiers exclu, nous y sommes pas-tout, et pas seulement parce que Lacan l’a dit ainsi : je pense qu’il s’agit (aussi) de sa lecture de Freud, parce que pour ce dernier, l’inconscient ne connaît ni différence sexuelle, ni négation, ni temporalité, etc.
À ce propos, je voudrais d’ailleurs faire une remarque : Laurie Laufer dit que, pour Freud la libido serait exclusivement masculine ? Pour peu que mes souvenirs soient corrects, c’est une affirmation qui va dans le sens de ce que vous dénoncez, à savoir une fermeture dogmatique, si l'on peut se permettre de le dire comme cela. En tout cas, cela ne me paraît pas « juste », au sens où cette affirmation ne rend pas justice à Freud : il précise bien (je cite un passage de sa XXXIIIe conférence sur La féminité) et insiste sur le fait qu’il n’y a qu’une seule libido, qui est mise au service de la fonction sexuelle, tant masculine que féminine. À elle-même, ajoute-t-il, nous ne pouvons lui donner aucun sexe ; si, suivant l’assimilation conventionnelle10 de l’activité et de la masculinité, etc. 11 Freud situe donc fort bien la question : d’un côté indifférenciation au niveau inconscient, mais qui est prise dans le sens au niveau « social » (et donc, conscient).
Qu’il me soit encore permis de répéter que je considère que l’appellation « la » psychanalyse est impropre. Souvenons-nous que chaque analyste utilise, dans sa théorie comme dans sa pratique, les concepts qu’il juge intéressants (opérants, dans certains cas) et qu’il refonde à sa manière. Il me paraît important de se ranger auprès de Freud et de Lacan quand ils disent, Lacan le regrettant d’ailleurs12, que chaque analyste a à se forger sa propre théorie ! Même si ça n’arrange pas, socialement, de dire que « la » psychanalyse n’existe pas, et si ça déplaît à beaucoup parce que cela ferait ésotérique, je crois qu’il n’en est rien : c’est rendre compte du fait que l’on peut (et même, éthiquement, que l’on doit) rester extrêmement rigoureux sur nos méthodes et nos concepts.
Je veux dire aussi que je m’inscris en faux contre ce qui paraît aller de soi, qui rend « la psychanalyse » fragile et provoque des attaques (pas toutes illégitimes) ; certaines constructions, pourtant nécessaires (je le concède volontiers), sont pourtant extrêmement fragiles, faute de pouvoir fournir une définition suffisamment claire et majoritaire, comme les entités dites « psychopathologiques », que vous battez en brèche fort légitimement, qui réfèrent le plus souvent à la psychologie ou à la psychiatrie – et dont il nous revient de refonder, à chaque fois, je le répète, la pertinence dans notre pratique.
Que veulent dire, dans (ce que j’appellerais) le « champ » psychanalytique, les concepts pourtant dits structuraux comme les partitions prétendument exclusives entre névrose, psychose et perversion, par exemple. Ça reste extrêmement fragile, dans la pratique, et les définitions (en matière théorique) ou le diagnostic sont généralement loin de faire unanimité. Je trouve qu’un des apports majeurs de Freud, avec l’inconscient, c’est le concept de transfert – loin de faire unanimité mais pourtant généralement porteurs de traits qui nous permettent d’échanger, et qui distinguent les dits hystériques par exemple, les dits psychotiques… ou d’autres. Mais dans le fond, ce sont des concepts pas si précis que ça, souvent multiformes, et surtout, pas imperméables13.
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Dans un article du Monde (août 2022), vous dites que « La psychanalyse a du mal à inventer un autre langage, à penser au-delà de Freud et Lacan. » (Je le répète, « la psychanalyse » n’existe pas, pour moi – et d’ailleurs vous dites aussi que « … ce qui est plutôt rejeté, ce ne sont pas tant les concepts qu’a développés Freud, mais la façon dont certains psychanalystes les utilisent. ») Pensez-vous qu’il soit nécessaire – voire même, est-ce pensable ? – d’inventer un « nouveau langage » ? Peut-être faut-il nous contenter de nos balbutiements et équivoques (structurelles), qui sont le lot des séances de psychanalyse et qui nous jettent, qu’on le veuille ou non, si nous opérons avec suffisamment de rigueur, sous la loi du langage, ce qui est à proprement parler la sub-version ?
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En guise de conclusion, je tiens à remercier Laurie Laufer pour son ouvrage et pour les débats qu’il a suscités; je dirai donc que ce seraient plutôt les psychanalystes qui auraient à s’émanciper, « la » psychanalyse l’étant d’elle-même, je dirais dès sa naissance, dès sa mise en œuvre, de leur quête de maîtres ou de maîtrise… pour retrouver, peut-être, un peu de liberté de parole ?
Notes
1Il serait trop long de développer cela ici, mais on peut se référer à l’histoire et aux écrits de Marc-Alain Ouaknin pour reprendre cette dimension de l’Autre à partir de l’histoire du grand rabbin et mystique Elisha ben Abouya, hérétique non exclu, précisément nommé Ahèr, l’Autre, le différent, auquel il faut se confronter pour ne pas stériliser sa pensée.
2L’entretien infini, 187
3Marc-Alain Ouaknin, C'est pour cela qu'on aime les libellules
4L’entretien infini, Paris, Gallimard, p.199 (cité aussi par Marc-Alain Ouaknin, Tenou’a 171, en ligne : https://www.tenoua.org/lhistoire-du-paon-et-la-mahloket/#appel-4
5Terme large où l’on mélange allègrement, sexe, sexualité, identité sexuée, sexuation, etc., les définitions n’étant jamais très assurées et ne pouvant se prévaloir d’une universalité certaine.
6J’ai trouvé aussi le mouvement MGTOW, sigle (on dit trop acronyme) que je n’arrive même pas à prononcer de « Men Going Their Own Way »
7Même si dire, comme Lacan dans le séminaire 20 : l’homme, une femme, ne sont que de purs signifiants me paraît à tout le moins profondément affecté (socialement) et fondamentalement hétérogène, corrompu, mélangé. La pureté du signifiant est un facteur théorique.
8Le problème avec la construction de Lacan du tableau de la sexuation, sur laquelle je reviendrai une autre fois, c’est qu’elle est juste (je trouve) si on oppose homme à non-homme (qui définirait « femme »?) ; c’est par ailleurs ce qu’on fait (socialement), pour fermer le système, opposer à homme, femme – c’est-à-dire qu’on prend l’appellation « femme » comme négation de « homme ».
9J’adopte volontiers la graphie de Jacques Derrida.
10C’est moi qui souligne.
11Œuvres complètes – Psychanalyse XIX p. 215.
12Ce dont on peut s’étonner.
13Vous citez fort justement, à ce propos, l’excellent article de Tamy Ayouch , « L'injure diagnostique. Pour une anthropologie de la psychanalyse », Cultures-Kairós [En ligne].
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