Nous ne savons encore presque rien et nous voudrions deviner ce dernier mot qui ne nous sera jamais révélé. – Jorge Luis Borges
Préliminaires –
Le texte qui suit est la mise en forme d’une intervention par visioconférence que j’ai faite le 14 décembre dernier, pour clôturer un cycle de conférences organisé par ma collègue Romina Marotta et moi-même pour Espace analytique de Belgique. Cette conférence de clôture du cycle « Que signifie la guérison par surcroît en psychanalyse ? » a été la seule organisée à distance. Terminer par une réflexion sur la travail en mode de confinement m’a semblé entrer parfaitement dans le cadre du surcroît – paradoxalement attendu – des soins prodigués, y compris par la médecine, face à une menace où l’impuissance prévaut – je ne pense d’ailleurs pas qu’il y ait un traitement médical spécifique auquel tout le monde se rangerait en ce qui concerne les patients infectés par le SARS-CoV-2 (le coronavirus responsable de la pandémie de Covid-19).
La première conséquence de cette « conférence » un peu spéciale en a été son succès imprévu, non programmé en tout cas, en raison surtout d’un public venant d’horizons nettement plus larges qu’à l’ordinaire.
A priori, d’ailleurs, cette conférence n’aurait jamais dû avoir lieu : elle n’était pas prévue au programme, pas plus que l’irruption dans nos réalités du Sars-Cov2, une étrange nomination (pour moi) pour un virus plus habituellement visiteur des chauves-souris, ne l’oublions pas, et pour lequel beaucoup se demandent encore comment il a pu venir jusqu’à « nous », je veux dire jusqu’à lhom, l’être humain. On sait toutefois (d’un savoir peut-être improbable, mais ce n’est pas mon propos d’aujourd’hui de critiquer un domaine qui n’est vraiment pas le mien) que l’origine de la pandémie aura été la ville de Wuhan, en Chine, où ce n’est probablement pas par hasard que se trouve un grand centre de recherches, précisément sur les virus, et plus spécialement sur les coronavirus, qui en sont une forme particulière. À partir de là, il s’est propagé à une vitesse fulgurante, atteignant, tout le monde le sait maintenant, pratiquement l’ensemble de la planète, et touchant, donc, toutes les activités humaines. La nôtre, la psychanalyse, n’y a pas fait exception, même si, à côté d’autres, nous avons pu sans doute nous adapter plus facilement… mais ce ne fut pas sans conséquences, et mon propos d’aujourd’hui sera aussi d’envisager avec vous ce qu’il en a été et ce qu’il en sera encore, de ces conséquences, pour la pratique analytique – ses à-côtés et sa diffusion, puisque l’année passée, nous avons dû nous arrêter en raison du confinement, la dernière conférence ayant eu lieu quelques jours à peine avant ce dit confinement : Danielle Bastien nous avait emmenés, fort bien d’ailleurs, dans ce qu’elle avait appelé des voyages en terres psychanalytiques… puis nous avons été interrompus ; seule Romina Marotta a eu l’occasion de prendre la parole, mais en octobre seulement, dans des conditions fort difficiles, avec un public clairsemé – et masqué !
*
Je vais aujourd’hui reprendre le cours des réflexions autour des particularités cliniques que nous avons pu observer dans nos pratiques, qui ont souvent été bouleversées par les circonstances, là où d’ordinaire le dispositif analytique (ou équivalent) est suffisamment stable pour permettre une continuité dans le travail. Mon objectif aujourd’hui est double : d’une part, mettre en discussion les bouleversements que nous avons pu constater dans nos pratiques, et, d’autre part, les théoriser quelque peu aussi, pour en intégrer les leçons, même s’il est sans doute encore beaucoup trop tôt pour tirer des conclusions (plus ou moins) définitives.
Aujourd’hui, « tout le monde » (ou à peu près) a déjà parlé de la Covid, puisqu’il paraît qu’il faut la mettre au féminin… Au reste, laissons aux Académiciens leurs leçons et laissons-nous baigner dans lalangue, d’autant que c’est bien dans cette langue, qui est celle de nos analysants, que nous devons les entendre. Au-delà de la Covid, ce dont il est question, et qui nous a mis à l’épreuve d’adapter, voire de modifier nos pratiques, c’est bien entendu la pandémie, et sa conséquence, le confinement.
À ces commentaires, je m’y suis d’ailleurs déjà essayé moi-même – à Espace analytique de Belgique, et dans une réponse à une réaction à chaud de Guy Dana, déplorant la forme que prennent parfois les séances, en forme de « conversations » sur nos états de santé. Pour ma part, je tiens que, loin d’être une banalisation de la situation, ou une esquive du travail d’analyse, l’attitude de nos analysants, vient plutôt marquer que masquer un fond d’angoisse provoqué ou réactivé par la situation contemporaine. Ainsi, une question d’ordinaire banale comme « comment allez-vous ? », genre de question de politesse à laquelle je ne réponds, par principe, que très peu, a pris, par les temps qui courent, une tout autre tournure, dans la mesure où elle s’imprègne de la force de l’inquiétude de la réalité ! Je veux dire : vos analysants (ou vos patients) veulent réellement savoir comment vous allez – ce n’est pas un effet de séduction ou, en tout cas, au-delà de l’effet de séduction, c’est un effet d’angoisse – la véritable question étant de savoir s’ils peuvent vous rencontrer sans problème de contamination, ou s’ils ne vous l’ont pas transmise la fois précédente – pour les personnes qui ont été mises en quarantaine et qui en sont inquiètes, se sentant de la sorte « coupables »… C’est aussi cette question que nous allons envisager.
Ceci vous indique le fil de ce que j’aimerais développer pour vous aujourd'hui, selon deux points de vues noués ensemble, à savoir cette place de la culpabilité et celle aussi de la mort – que je conjoindrai par un détour par le mythe d’Œdipe – je n’ai pas dit du complexe, vous comprendrez pourquoi ce ne sera abordé que de manière marginale – mais le mythe en lui-même, qui est déjà suffisamment parlant pour porter un éclairage différent sur la situation.
Ainsi, je partirai de cette question qui traverse toute notre pratique et toute l’histoire, de la psychanalyse mais qui, je trouve, se pose avec une acuité toute particulière en cette période tout à fait spéciale : je veux parler de la question et de la place de la mort dans la cure. Certes, il en est question en tout temps, selon le décours des cures, mais, dans la situation actuelle où l’on fait le point tous les jours dans les médias de toute espèce à propos du nombre de personnes contaminées et du nombre de morts, et où nos patients font également le compte de ceux qui, autour d’eux ont été atteints, la donne est, à tout le moins, un petit peu changée. Un professeur me disait il y a quelques jours que chaque semaine, il reçoit des informations concernant le décès d’élèves, de collègues – directement ou dans leur entourage. C’est tout de même une situation très spéciale, d’autant que l’origine des décès est directement pointé et nommé : le Sars-Cov2.
Or, cette dimension, qui est pourtant permanente dans la clinique, est souvent un peu occultée ou atténuée dans les récits des « spécialistes », en particulier des « psy ». Ainsi, je voyais il y a peu à la télévision belge, un « expert » universitaire, disant que nous ne sommes qu’au début d’une vague qui ne prendra, avec un décalage logique par rapport à la crise sanitaire proprement dite, son ampleur que dans quelques mois. Il insistait sur l’importance « reconnue » de situations de stress pour les personnes. C’est assurément vrai – mais des situations de « stress chroniques », j’en connais beaucoup qui les subissent depuis longtemps : je pense aux chômeurs de longue durée, aux sans-abri, aux réfugiés, aux SDF – j’en passe… mais ce qui est totalement différent aujourd'hui, c’est précisément cette présence de la mort sous la forme de pouvoir la recevoir de n’importe qui et, conséquemment (et simultanément), de pouvoir la transmettre à n’importe qui également ! Et ça, c’est tout neuf.
C’est une position qui est relayée par beaucoup, comme par exemple, dans cette émission, Gérald De Schietere ou Sandrine Rosencweig, psychiatres hospitaliers et, à ce titre, bien placés pour témoigner de l’affluence des plaintes dans les services de psychiatrie ; on parlait même d’un employé des pompes funèbres qui aurait « craqué » devant le défilé des cercueils et l’impuissance face aux familles, complètement « perdues » et dans l’incapacité de faire véritablement une cérémonie funèbre digne de ce nom, faisant office de nœud, en matière de deuil. On n’en est pas tout à fait à la situation d’Antigone, mais tout de même, l’impossibilité d’aller voir ou d’accompagner des victimes dans leurs derniers instants a un peu été vécue sur ce mode de l’injustice ; de même, j’ai entendu des personnes travaillant dans des homes dire que certaines vieilles personnes avaient tendance à déprimer, et à se laisser aller… à la mort, justement, entraînant parfois leur proches, incapables (et interdits) de leur rendre visite, et, par la suite, certains membres du personnel, dans leur dépression…
Je ne sais pas ce qui est de l’ordre de la nécessité d’une aide d’urgence, parce que je n’ai pas eu directement de contact avec de telles situations dans ma patientèle « privée », mais il est certain que la détresse et l’impact social de cette détresse se fait nettement sentir : d’une certaine manière ici, pour rejoindre le mythe d’Œdipe, ne rejoint-on pas là la détresse des Thébains enjoignant Œdipe de « faire impérativement quelque chose » pour les sortir du malheur…
On retrouve là, une fois encore, la fonction capitale de « la cause »… à laquelle on cherche un « coupable »…
J’ai nombre d’exemples – que je ne développerai pas pour l’instant – d’autant que je n’ai jamais arrêté de travailler « en présentiel », dans la mesure où c’était resté possible en Belgique et que, moyennant des conditions sanitaires renforcées, il n’y avait aucune raison que je bouleverse outre mesure mon dispositif analytique…Cela dit, outre les patients qui ont été mis en quarantaine – pour des raisons diverses, d’ailleurs, et auxquels j’ai proposé, quand ils ne le faisaient pas eux-mêmes, des séances par téléphone, etc. (j’ai personnellement évité les séances « vidéos », parce que la dimension du regard y est à mon avis – et à mon goût, en tout cas – trop importante)… Mais il y a eu des analysants qui ont voulu prendre leurs distances pour « me protéger » (sic)(je pense en particulier à un infirmier qui travaillait à l’hôpital, ou à une médecine également…) et d’autres (au moins deux) qui, tout en me remerciant de ma disponibilité, ont préféré ne pas prendre le risque de contamination « avec moi »… Ainsi, chacun aura pu – et même aura dû – en faire l’expérience à sa manière, dans sa clinique ou dans sa vie [le « ou » n’étant pas exclusif, évidemment].
D’autre part, j’ai eu, comme beaucoup de praticiens, l’expérience de réunions, séminaires, intervisions, conférences, etc. par visioconférence, comme celle de ce soir… ce qui aura eu bien évidemment des conséquences, celle d’aujourd’hui étant d’emblée que, nonobstant les difficultés, le public est « présent »mais sensiblement différent de l’habitude, et je m’en félicite – ou plutôt je les en remercie – ne fût-ce que parce que ça aura permis d’ouvrir la possibilité d’échanger à partir d’horizons plus éloignés et différents… On verra d’ailleurs comment les choses évolueront dans l’avenir…
*
En conséquence, j’aborderai le problème à partir de la question de la mort, telle qu’elle est – je dirais – présentifiée par la pandémie… En soi, je ne sais pas si cette démarche est tellement originale ; je suppose que d’autres l’ont certainement parcourue aussi1, mais elle m’a paru importante, étant donné la fréquence et l’importance que cela a pris dans ma pratique. Et c’est là qu’intervient la tragédie d'Œdipe ! Je me suis ainsi souvenu de ce passage de Lacan2, dans le séminaire RSI(séance du 17 décembre 1974),où il note que cette dimension de la mort prend une tout autre ampleur quand tous sont effectivement touchés directement dans le présent de leur être ; ce n’est pas du tout le même ordre de « savoir », dit-il, ça sort tout à fait de la banalité logique quand on se trouve dans une position où la possibilité de mort est imminente. Or, il est difficile de ne pas voir – en tout cas, c’est particulièrement évident dans ma clinique actuelle – que cette dimension de la mort revient de manière insistante, et avec une acuité spéciale : non seulement la mort est présente, mais encore sous la forme redoublée de pouvoir être transmise ou reçue, sans qu’il soit vraiment possible de maîtriser quoi que ce soit, sinon un niveau d’hygiène sanitaire accru, mais qui, de toute façon, ne garantit rien.
Il est également frappant de constater que cette émergence de l’importance de la mort, Lacan en parle à propos de l’épidémie de peste qui a frappé Thèbes, dans l’une de ses relectures d’Œdipe roi. Je veux souligner ça parce que ça m’a paru capital comme dimension nouvelle : l’imminence de la mort fait irruption dans notre pratique, chacun témoignant d’une connaissance ou d’un familier atteint dont il craint la mort – ou dont il craint qu’il ne la lui transmette – et je parle de la mort, au-delà de « la » covid qui n’en est que le vecteur !
Donc, je reprends le texte de Lacan, là où il commente la proposition« tous les hommes sont mortels »,qui se présente d’ordinaire de manière tout à fait banale, triviale, désaffectée dirais-je, du fait même de l’universelle qui banalise la proposition…
…à proprement parler, dit Lacan, cette proposition n’a aucun sens, à ceci près qu’elle prend un tout autre sens au moment où la peste se propage à Thèbes ! Dès lors, ce « tous » devient quelque chose de tout à fait sensible, d'imaginable et non pas de pur Symbolique : pour que ce sens émerge, il faut que chacun se sente concerné en particulier par la menace de la peste – et c’est bien ce qui se passe aujourd’hui – pour que se révèle du même coup (…) que si ŒDIPE a forcé quelque chose, c'est tout à fait sans le savoir.
Lacan ajoute que, s’il avait pris le temps qu'il fallait – c’est-à-dire « certainement un temps qui aurait été à peu près le temps d'une analyse », Œdipe aurait pu mieux comprendre ce qui se passait – c’est-à-dire dénouer les impasses de son destin ! …
Je vous signale ce passage particulièrement intéressant, parce que ce que nous dit Lacan là, fût-ce de manière allusive, c’est bien que c’est notre boulot aussi – dans le surcroît de guérison qu’on peut « attendre » d’une analyse, aussi paradoxal que ça puisse paraître, de délier les liens du destin qui sans ça reste inéluctable et vers lequel chacun court d’autant plus qu’il cherche à l’éviter – c’est le triste sort, le fatum, la fatalité qui aura frappé la lignée d’Œdipe – pour ceux qui s’en souviennent suffisamment.
Cette présence tout à fait singulière de la mort, je peux l’illustrer par l’exemple d’un de mes analysants, un médecin urgentiste, qui me disait, lors du premier confinement, période où il n’y avait pas assez de masques, pas assez de places dans les hôpitaux, et que, littéralement (sic) la terreur régnait dans les salles d’urgence… Lui, à son poste, il était bien évidemment en « première ligne » – et il me disait qu’il était parfois totalement dépité, et qu’il avait parfois l’impression de se trouver face à une médecine de guerre, à choisir ceux qui pourraient être soignés des autres, sans véritables critères de sélection, sinon, par exemple, l’âge… À titre d’exemple, quand il n’y a plus de place en soins intensifs, cela vaut-il la peine qu’un vieillard de nonante ans prennent la place d’un jeune qu’on espère bien pouvoir sauver ? C’est une situation atroce, on en conviendra facilement, une impasse éthique. Cette situation n’a pas vraiment duré, je pense – mais l’impression, elle, a duré, et lui en tout cas en est sorti imprégné, traumatisé comme jamais, lui qui pourtant en avait vu « d’autres » ! Et, en définitive, la question qui lui revenait de manière lancinante, c’était de savoir quand il allait l’attraper – et de savoir si il pourrait y faire face ? Alors, quand sa compagne, enseignante, l’a attrapée, et alors qu’on lui avait pourtant « intimé le conseil » (?) de continuer à travailler, alors même qu’il était amené à éloigner des patients « pour moins que ça »… ça a produit un problème majeur d’angoisse. Pris dans cette angoisse, il a cessé de venir pendant un temps, tout en s’assurant de pouvoir conserver des entretiens à distance – pourquoi pas, évidemment ? Vous remarquerez d’ailleurs que le vocabulaire guerrier est bien celui qui prévaut, dans la situation actuelle : couvre-feu, quarantaine, mesure d’exception, surveillance accrue aux frontières…
Ce qui se passe aujourd'hui, je le répète, c’est que l’épidémie fait que la dimension de la mort est présente des deux côtés, analysant et analyste ; sans doute est-ce plus évident quand on travaille en présentiel, mais de toute évidence encore plus pour celles et ceux qui travaillent en institution (je pense en particulier, évidemment, aux maisons de repos ou à l’hôpital), à savoir : vais-je l’attraper ou non, vais-je la transmettre ou non ?Cette question produit évidemment des effets mortifères – dans le cas de ce médecin, il ne voulait pas, en plus du reste, me faire courir de risques… (et, au reste, je lui aurais demandé de ne plus venir tout en lui proposant de continuer le travail dans d’autres conditions!)
Bien entendu, on pourrait interroger à partir de tout cela la question des hypocondries (hystériques ou pas, de toute façon angoissées) mais qui sont également une manière de mettre en forme (ou de métaboliser) l’angoisse… (C’est un thème que j’aurai peut-être l’occasion de développer par la suite.)Personnellement, j’ai une patiente qui a été testée quatre fois – à chaque fois avec un résultat négatif. Auparavant (c’est-à-dire avant l’apparition de tests) elle avait été mise en quarantaine, sans avoir non plus développé de symptômes (et sans avoir pu avoir une « vraie » consultation avec son médecin qui lui assurait que c’était probablement « nerveux »…) Bien sûr, nous avons pu mettre tout ce matériel au travail, mais ces angoisses actuelles, comme disait Freud, ne sont pas propices au développement de l’analyse, même si elles révèlent des choses auxquelles il aurait peut-être fallu des mois pour apparaître, mais pas dans les mêmes conditions !
D’autres patients encore jouent (probablement)véritablement l’esquive, la covid et son impalpable diagnostic à distance offrant, au début au moins, une facile manière d’évitement – sans doute… je n’en sais rien, mais l’essentiel reste alors de savoir pourquoi tels patients se sentent coincés et contraints de s’esquiver (ou encore : qu’esquivent-ils de la sorte, un travail trop pénible, ou l’angoisse de la mort?)Finalement, la plupart du temps, il est possible, selon le patient et selon l’état de la cure, de savoir (d’un savoir incertain certes) s’il s’agit d’une angoisse actuelle, ou d’une réactivation d’une angoisse infantile… et de relancer le travail en conséquence. Je suppose que chacun ici aura des exemples similaires – et d’autres, que je ne connais plus, ne travaillant plus en institution…
*
J’ai donc choisi de vous parler des rapports entre le réel de la pandémie et la psychanalyse sous la forme d’un détour par la tragédie – et plus particulièrement la tragédie d’Œdipe (en particulier Œdipe Roi, de Sophocle), d’autant que Lacan fait le rapprochement entre l’abord du réel dans la psychanalyse et la tragédie (Lacan, L’acte psychanalytique, séance du 20 mars 1968)
*
Peut-être n’est-ce pas nécessaire, mais pour situer les choses, je vous retracerai tout de même brièvement l’histoire de la tragédie d’Œdipe – dans cette version de la faute et de ses conséquences, et de son inscription dans le destin, telle que présentée par Sophocle (il y a de multiples versions).Je rappelle aussi la question, lancinante chez Lacan, autour du savoir de la faute, puisqu’il pose à plusieurs reprises dans son séminaire la question de savoir si Jocaste savait …
– ce qui est d’évidence une question qui n’a pas d’intérêt dans la réalité – ce ne sont que les personnages de théâtre – mais dans la structure de l’histoire,
… parce qu’on peut assez facilement montrer la fonction de masquage, les trouvailles de Sophocle pour avancer par allusion, tout en continuant à absconser ce qui a trait à la révélation de la faute : comme le dit Fabrice Hadjadj, dans la suite de l’historien, anthropologue (et helléniste) Jean-Pierre Vernant, c’est, en définitive, tout le monde, Créon, Jocaste, Tirésias, etc. et, finalement, y compris les dieux, qui cherche, plus ou moins consciemment, à tromper Œdipe, ou en tout cas, à lui cacher une vérité que seule son obstination mènera au bout du chemin… pour le conduire à sa perte – car c’est bien le prix que cela lui coûtera ! Au passage, vous pouvez constater, comme le font remarquer nombre de « spécialistes », que ce à quoi on assiste dans cette tragédie n’est ni plus ni moins que la première intrigue policière !Vous pouvez également remarquer ici une mise en relief singulière de la formule de Lacan que ce qui est rejeté du symbolique fait retour dans le réel!
Je reprendrai donc la question de la tragédie par le bout de la faute, qui colle à la présence de la mort, dans sa dimension d’insensée, d’incompréhensible, d’injuste… et, conséquemment, de la recherche d’un coupable… En quelque sorte, si on ne peut expliquer, il faut désigner (nommer) un coupable!
C’est vrai dans le cas d’Œdipe, mais c’est vrai aussi dans toutes les pandémies, la Grande Peste du moyen-âge en étant la plus importante et sans doute la plus significative ! Et ça reste vrai jusqu’à aujourd'hui… comme nous pouvons le constater. Au reste, souvenons-nous que, devant la propagation du VIH, la rumeur a très vite stigmatisé lesdits « comportements sexuels déviants », en particulier l’homosexualité, au début… Mort et incompréhension ressenties comme injustices conduisent à désigner un bouc émissaire…
Je vous rappelle aussi, que, dans l’histoire d’Œdipe, ce n’est pas qu’anecdotiquement que la faute dépasse largement sa propre génération, définitivement inclassable d’ailleurs !
*
La tragédie de Sophocle m’a donc paru appropriée à éclairer ces rapports tout à fait particuliers, dans le cadre d’une pandémie, entre la présence imminente de la mort, l’interrogation sur l’origine, puis sur la nature de « la faute » qui débouche sur la recherche d’un « coupable », fût-il bouc émissaire !
D’abord, il faut entendre ce que c’est qu’une tragédie : d’après Hadjadj, la tragédie se distingue du drame parce que si le drame met en scène la présence de la mort, la tragédie a ceci de particulier que la victime y est aussi coupable !
Ensuite, il faut se souvenir que, dans l’histoire, la tragédie renvoie aux fêtes en l’honneur de Dionysos…
« tragédie » signifie en effet « chant du bouc » – τ ρ α ́ γ ο ς c’est « le bouc », animal associé à Dionysos, puis au diable, dans la tradition chrétienne ;
… ces « fêtes » qui conservent une place prépondérante chez nous aussi : songez par excellence aux carnavals qui en sont le pendant contemporain. Ces fêtes sont, en tout cas, l’occasion, je l’ai déjà souligné il y a longtemps, de débordements de jouissance – et singulièrement de jouissance « Autre » – qui sont toutefois circonscrits dans un espace/temps restreint… C’était vrai pour les dionysies, ce l’est toujours pour les carnavals – mais songez aussi aux grands rendez-vous sportifs, par exemple ! Ainsi donc c’était, fort logiquement, à l’occasion de ces fêtes, les dionysies (reprises par la suite par les Romains sous le nom plus connu de bacchanales) qu’avait lieu un concours de tragédies – vouées donc à Dionysos – et c’est au cours d’un de ces concours que fut représenté la pièce de Sophocle « Œdipe roi »…
Permettez-moi donc de retracer rapidement l’histoire mythique d’Œdipe roi que je replacerai dans la cadre (non freudien) de …
La malédiction des Labdacides
Comme vous le savez sans doute, la faute originaire, préalable, c’est Labdacos, le grand-père d’Œdipe qui l’a commise. Il avait en effet irrité Dionysos pour avoir combattu son culte dans sa cité, Thèbes, qui était la cité de Dionysos.
Pourquoi la famille est-elle maudite ?
On remarque déjà – on en verra l’importance – qu’il s’agit d’une faute vis-à-vis d’un dieu !
Pourtant, pour ce qui nous intéresse directement ici, la première faute qui a un rapport direct avec la tragédie de Sophocle, vient de Laïos – le père d’Œdipe. Et ce n’est pas rien comme faute, vous vous en souvenez peut-être ? Il avait été chargé de l’éducation du fils d’un roi, Pélops, roi de Mycène qui l’avait recueilli, et qui est le fondateur de la dynastie des Atrides – il devait donc lui servir de précepteur …
il semble qu’il devait lui apprendre à conduire un char, dans une version au moins, comme quoi, la conduite n’a jamais porté bonheur à Laïos –
Il s’occupa si bien de ce fils, Chrysippe, qu’il en tomba éperdument amoureux. J’insiste : ce n’était pas une faute en soi ! Tomber amoureux de son élève ne pouvait être considéré comme une faute ! Je ferai par ailleurs remarquer que c’est toujours notre cadre de travail aujourd'hui : « tomber amoureux » ne saurait être considéré comme une faute, c’est le passage à l’acte qui en constituerait une !
Et, précisément, c’est là qu’intervient la faute, la défaillance de Laïos : comme Chrysippe se refusait à ses avances, il l’a enlevé et violé, ce qui ne se faisait pas plus qu’aujourd’hui ! C’est cette faute, ce non-respect, cette transgression qui lui valut la malédiction du roi Pélops, lancée contre lui et sa descendance…
La première faute, à ce niveau, est donc (déjà) d’ordre sexuel – mais surtout transgressive, c’est-à-dire de l’ordre d’un non-respect des limitations à la jouissance, je dirais de l’ordre de ce qu’on va retrouver par la suite, de l’hubris (la démesure) de Laïos…
NB On pourrait faire encore une petite parenthèse dans la parenthèse, qui jette un éclairage direct sur nos cliniques : on voit, à lire ne fût-ce qu’un peu, la mythologie, que les histoires familiales sont toujours compliquées et tortueuses… et que cela court, par le truchement des dieux, c’est-à-dire de l’Autre, sur plusieurs générations ! Cela va dans le sens d’une lecture structurale, mais doit surtout nous rendre modestes sur l’apport des psychologies à des choses qui existent dans la pensée, dans l’histoire, et dans la langue, depuis longtemps…
Par la suite, Laïos, chassé de Mycène, retourne à Thèbes où il épouse Jocaste. C’est là que commence l’histoire que nous connaissons le mieux, à la suite de Freud, mais ce qu’il faut retenir pour mon propos, c’est que les dieux avaient déjà fait signe et que c’est ça qui va avoir des conséquences, mortelles. Je précise : Laïos avait appris, par une prophétie d'un oracle, que son fils l’aurait tué et qu'il aurait épousé sa femme – en quelque sorte donc, tout était déjà écrit, par les dieux ! Pourtant, le couple a essayé de passer outre l’avertissement. Ils avaient bien pris soin de prendre des précautions, pour éviter d’avoir des enfants. Pourtant, alors qu’il avait trop bu (notez encore l’hubris, le débordement, et la transgression) il se laisse aller et Jocaste se retrouve enceinte. Dès lors, elle accouche d’un fils, Œdipe. Terrifié et pour éviter que la prédiction ne se réalise, le couple fait « exposer » Œdipe, attaché par les pieds, sur le mont Cithéron, mais le nouveau-né est entendu et recueilli par un berger, qui l'emmène à la cour du roi Polybe et de Méropé, reine de Corinthe. Ces deux derniers , ne pouvant avoir d’enfant, adoptent Œdipe. Le décor est planté.
Lors de festivités (encore!), et alors que, encore une fois, tous s’étaient copieusement enivrés, Œdipe, lors d’une dispute, se fait traiter de « bâtard »… il est intrigué et il questionne sa mère, qui nie farouchement – mais le doute s’est insinué chez lui et il n’aura de cesse de tenter d’apprendre la réalité de son origine.
(On peut aisément faire un parallèle avec maintes situations cliniques : une fois le doute insinué…)
Pour savoir, il consulte alors la Pythie, célèbre oracle d’Apollon, qui lui prédit qu’il tuera son père et épousera sa mère ! Horrifié, Œdipe décide de ne pas rentrer à Corinthe et fuit sur la route… Encore une tentative de fuir la destinée annoncée !
Là, au croisement de trois routes, il rencontre Laïos – sans qu’aucun des deux n’identifie l’autre …
… je dis ça parce que c’est tout de même étrange que cela se passe justement, au croisement de trois routes, car s’il y en a trois, il y a toujours moyen de se ranger pour laisser passer l’autre…
… chacun refusant le passage à l’autre, Œdipe tue l’escorte du roi, puis Laïos lui-même – seul un esclave réussit à s’enfuir, au milieu de la bagarre. Bien évidemment, à ce moment, Œdipe a agi dans l’emportement (hubris, démesure), sans savoir qu'il s'agit de son véritable père. La première partie de la prophétie est donc accomplie, sans que personne ne s’en soit aperçu.
Arrivé à Thèbes (on connaît ça!), il trouve une ville terrorisée par un monstre femelle, la Sphinge, qui sème la désolation sur la ville. On sait que c’est en répondant à son énigme qu’Œdipe poussa le monstre à se précipiter dans l’abîme.
Pour rappel, l’énigme, assez simpliste : « Il est sur terre un être à quatre pattes le matin, deux le midi, puis trois le soir ». Il s'agit de l'homme, et Œdipe répond juste.
La sphinge ayant disparu (elle se « jette dans l’abîme »), Œdipe est fêté comme un sauveur et reçoit son juste cadeau, à savoir la reine Jocaste, comme épouse, devenant par là-même roi. Ici, tout se passe aussi sans savoir qu'il s'agit de sa véritable mère. Et c’est ainsi que s’accomplit la deuxième partie de la prophétie. De l’union d’Œdipe et de Jocaste sont nés deux fils, Étéocle et Polynice, et deux filles Antigone et Ismène. [mais c’est une autre histoire!]
Les malheurs de la ville ne se sont pas arrêtés pour autant – toujours sous l’effet des malédictions divines – et, une vingtaine d’années plus tard, une terrible épidémie de peste s’est abattue sur la ville – la pièce de Sophocle commence là ! C’est là que la similitude avec la situation actuelle est la plus forte, tous les spécialistes s’accordant pour désigner « la peste » comme le responsable principal des pandémies, songez aux grandes pestes moyenâgeuses, par exemple, qui ont provoqué des millions de morts – et qui ont créé des mouvements de paniques et de recherche d’une cause, faute de laquelle on a cherché des coupables…(D’une certaine manière, on s’accorde à dire que « peste » est le nom générique de maladies contagieuses entraînant une épidémie.)
Ensuite, Œdipe apprend, toujours par un oracle, que l’épidémie ne cessera que lorsque sera châtié le coupable, à savoir le meurtrier du roi Laïos – ce dont Œdipe se porte (inconsidérément ? L’hubris du tyran ?…) garant, avec cette phrase absolument troublante, relevée par Freud et retrouvée par Marcos Zafiropoulos : « C’est moi qui lutterai pour lui comme s’il eût été mon père. » C’est tout de même étonnant, non ?… Commence alors ce qui se révèle être la première enquête policière de l’histoire de la littérature, et ce n’est qu’au terme de celle-ci, dans son effort de plus en plus virulent pour découvrir à la fois la réalité de l’attaque contre Laïos et la vérité sur son origine …
– vérité et réalité sont, on le sait, deux ordres totalement différents –
… qu’éclatera le dénouement, malgré les dernières tentatives désespérées de Jocaste pour le détourner la recherche de la vérité… mais à ce moment, il est clair que Jocaste a compris! (ce qui relance la question de Lacan : Jocaste savait-elle?)
La fin, tout le monde, je suppose, la connaît : lorsque le couple royal apprend la nature véritable de leurs liens, Jocaste se pend (suicide, paraît-il fort rare pour une femme, dans l’Antiquité), tandis qu'Œdipe s'empare des broches qui retiennent le vêtement de sa femme/mère et se crève les yeux – la laissant donc dénudée. La suite n’appartient plus à Œdipe roi : après la mort ou l'exil d'Œdipe (selon les variantes), Étéocle et Polynice se disputent le trône de Thèbes et s'entre-tuent durant la guerre des Sept Chefs, pendant laquelle Ismène aurait trouvé la mort. Quant à Antigone, en dépit des interdis, elle rend les devoirs funéraires à Polynice, qui avait appelé des princes étrangers pour reconquérir Thèbes.
(On aurait d’ailleurs pu prendre cet angle d’attaque aussi, étant donnée la situation actuelle!) Le nouveau roi, Créon, frère de Jocaste, avait en effet ordonné que la dépouille de Polynice, considéré comme traître envers la ville, ne fût pas enterrée, qu’on ne pût pas lui rendre les hommages funéraires. Antigone est condamnée à mort et exécutée pour avoir bravé l'ordre donné – mais l’histoire d’Antigone est fort compliquée, et c’est une tout autre chose !
*
À reprendre – à resituer – les choses comme ça, vous pouvez (peut-être) mieux comprendre la raison pour laquelle j’ai été chercher ce mythe ? C’est essentiellement, je vous l’ai dit, parce que je trouve que, au-delà de la situation d’inceste instituant le mythe freudien, il situe bien la place de la faute, fût-elle inconsciente, consécutive à l’irruption de la mort dans la cité et aux débordements de jouissance.
Dès lors, on peut à bon droit se demander quelle est la faute d’Œdipe – puisque de toute évidence, il n’a rien transgressé volontairement ! La seule faute qui puisse lui être imputée, c’est peut-être qu’il n’a pas assez tenu compte des avertissements de l’oracle (c’est-à-dire des dieux!) – nécessairement énigmatiques, conformément aux indications des historiens – et qu’il a laissé libre cours à sa jouissance. Donc : il n’écoute pas les signes de l’inconscient et se précipite dans le passage à l’acte, la répétition qui se produit toujours, on le sait, comme au hasard…
Ce qui m’a frappé, à la relecture, et qui me paraît semblable à la situation actuelle, c’est la place de la faute dans cette quête : en réalité, la véritable faute, au-delà de la violence et de l’inceste (pour l’inceste et le meurtre de Laïos, on peut faire confiance à l’interprétation de Freud *, reprise sur le plan structural par Lévi-Strauss), la véritable faute, c’est ÇA, la démesure, ou l’hubris, d’Œdipe, qui le pousse à passer outre les recommandations !
* Remarque marginale : On sait qu’il y a eu une contestation de la part des hellénistes et des historiens, en particulier Jean-Pierre Vernant, à propos de l’interprétation dite « psychanalytique » du complexe. Je pense néanmoins que les critiques de Vernant s’adressent essentiellement à Didier Anzieu (j’avoue que je n’ai pas pris la peine de revisiter la version donnée par Anzieu), qui semble, selon moi, avoir tordu et généralisé un peu abusivement les propos de Freud. Le tort (l’erreur) de Vernant, serait dès lors d’avoir assimilé « la psychanalyse » dont Anzieu se fait improprement le tenant ou le porte parole, avec Freud, alors que rien ne permet (à aucun analyste, d’ailleurs) de parler au nom de « la » psychanalyse, ce qui (par ailleurs) ne veut rien dire ! Ce n’est pas le lieu de développer ça, mais si cela vous intéresse et que vous voulez vous en donner la peine, vous verrez que les critiques de Vernant renforcent en vérité la lecture de Freud, excepté sur quelques points où l’historien nous enseigne sur la vie dans l’Antiquité d’une manière qui aurait sans doute profité à Freud ! Il n’empêche : nombre de ses positions sont typiquement défensives : il n’est qu’à voir la vidéo qu’il a consacrée à cette question sur YouTube pour s’en rendre compte : il y dit, par exemple, que ce que Freud dit ne saurait tenir la route, la preuve en étant, selon lui, que lui-même n’a jamais éprouvé de désir pour sa mère ni celui de tuer son père (au sujet duquel il avoue qu’il est mort quand il n’avait que quelques mois…)
Ce qui me paraît important en tout cas, c’est que « la faute », c’est-à-dire ici la désobéissance aux dieux, prend corps, fait retour dans le réel, et on verra ce qui y équivaut aujourd'hui !
*
La question de la faute…
On remarquera que, depuis l’Antiquité en passant par les « Grandes Pestes » du moyen âge, les pandémies, recueillies sous l’appellation « peste », ont toujours fasciné ; « la peste », ça a toujours été l’épidémie contre laquelle on ne peut rien, reliée par la même occasion à un signe divin : si – apparemment – on n’y peut rien, l’ultime recours, ce sont les dieux (ou « dieu »).
Bien sûr, aujourd'hui, la science a remplacé – heureusement – les dieux, à ceci près, que nous restons dans une situation similaire : un fléau qui frappe « comme au hasard » (c’est quelque chose qui frappe, la peste, c’était « le fléau de dieu ») et une ignorance impuissante face à une issue pour en sortir. Vous sentez bien qu’il y a quelque chose de similaire...(sur le plan imaginaire tout au moins)
Il semble bien en tout cas qu’aujourd’hui aussi, on pouvait en être averti, qu’on pouvait à bon droit, sur le plan de la science, craindre ce genre de situation. Pire, il semble bien qu’on en avait recueilli les « signes », mais que l’ignorance choisie a pris la forme ,chez nous, du choix d’une économie (coupable) de moyens en matière de santé publique – par exemple).
Et je pense que, à travers les âges, pour la même raison de ne pas arriver à fixer une origine, ou une « cause » traitable au « mal », « on » s’est tourné vers la quête de « coupables ».Ainsi, la pandémie est liée à la notion de faute dans la cité, et ce sont principalement « les dieux » qui en sont les ouvriers, si j’ose dire : les exemples ne manquent pas, depuis Homère où « la peste » cloue un temps les navires grecs devant Troie… Ce n’est ni le temps ni le lieu d’explorer ça ensemble, vous pouvez vous y pencher, c’est plein d’enseignements concernant notre situation actuelle – y compris dans sa dimension superstitieuse de « signe du mal »…
Je vais revenir à la situation actuelle et à ses conséquences cliniques que je vous propose de discuter ensuite ensemble ? Donc : quelle est la faute, aujourd'hui ?De quoi sommes-nous, de quoi qui est coupable ? Il est clair que c’est bien difficile à déterminer avec précision. Mais, comme j’ai essayé de vous le montrer, ça renvoie également à ce que cette « faute » était pour Œdipe : de quelle faute était-il coupable ? Il y a quelque chose qui dépasse l’entendement, il y a quelque chose qui dépasse la volonté, et c’est bien ce que Freud est allé chercher là – et qui justifie notre position analytique par rapport à l’inconscient.
Je le répète donc : ce qui nous rapproche le plus de la tragédie classique, c’est bien de n’avoir pas tenu compte des avertissements. Mais peut-être également la similitude tient-elle dans la dimension de l’hubris – la démesure, à vouloir se situer au-dessus du « destin », à vouloir « maîtriser » le réel… Or, cette démesure, il me semble clair qu’on peut la retrouver, sous une autre forme évidemment, aujourd'hui.
En tout cas, il semble bien que la faute, aujourd'hui, est structuralement semblable à celle d’Œdipe : de n’avoir pas assez tenu compte des « oracles », le déplacement s’étant opéré, avec le temps, des dieux à la science, convoquée aujourd'hui, après coup, pour nous expliquer la situation, mais qui nous avait déjà mis en garde il y a belle lurette !
Quelques exemples –
Il est clair que ce n’est pas directement notre propos, mais nous ne pouvons pas, réellement – je pèse mes mots – ne pas tenir compte des avertissements et de la situation générale. Au reste, nous n’avons pas le choix, comme dans toute rencontre avec le réel, qui nous « tombe dessus »… Quelques exemples, donc :
Dans Le Monde diplomatique, Philippe Rivière dénonce la persistance d’une logique économique dans la recherche… ainsi, en parlant de la recherche, il reprend les paroles d’un éminent chercheur qui soutient :
… que les tests de dépistage auraient dû « entrer en production immédiatement. … Ainsi, « Le docteur Norbert Bischofberger, vice-président exécutif pour la recherche et le développement de Gilead [un laboratoire pharmaceutique spécialisé dans les maladies infectieuses mortelles], a indiqué être “confiant à 100 %” que sa société serait capable de développer un médicament contre le SRAS, signale Andrew Pollack, du New York Times, mais qu’il ne pensait pas le faire, car il estimait que la maladie ne serait pas un fléau majeur. "Faire quelque chose contre ce coronavirus requiert autant d’efforts que contre toute autre cible, a-t-il déclaré, mais à la fin vous n’avez pas un produit que vous pouvez vendre". »
Cela pourrait sembler presque banal, comme information, à ceci près que l’article parle d’une information qui date du 12 avril 2003 !
C’est tout de même une sémantique qui, si elle n’étonne pas, en elle-même, fait peur – et fait réfléchir… et cette peur, alliée à un sentiment d’impuissance et de révolte, se retrouve dans nos cures. Si l’on veut faire le parallèle avec la peste à Thèbes et les avertissements des « oracles divins », nous devons admettre que nos dieux sont devenus les sciences, et que leurs oracles (les rapports prévisionnels d’expertise) n’ont pas été écoutés non plus ! Et, dès lors, cela vient pointer notre responsabilité de citoyens et c’est aussi cette faute-là que « nous » payons au prix fort. On ne peut se départir d’une pensée politique à propos de ce qui s’est passé, même si notre champ d’action à nous, reste la clinique – en tant que psychanalystes, bien sûr – ce qui ne nous dédouane pas de notre responsabilité de « scientifiques » et de citoyens ! (Lacan disait : la clinique, c’est la politique!)
Je pourrais continuer, mais ce serait trop long et ce n’est pas l’essentiel de mon propos ; les exemples foisonnent, qui devaient au moins servir d’avertissement dans les milieux scientifiques et politiques – absence de réactions qui fait le fonds, aujourd’hui, des théories « complotistes » de tous ordres, comme sur un autre plan, elle fait le fonds de l’émergence des extrémismes, des intégrismes, qu’ils soient politiques ou religieux.
Je citerai toutefois encore un dernier passage :
« En 1969, [j’insiste sur la date!] devant les progrès de la médecine, le ministre américain de la santé croyait pouvoir « refermer le livre des maladies infectieuses ». La liste des pathogènes apparus depuis cette date — Ebola, maladie de Lyme, virus West Nile, grippe aviaire, légionellose, Creutzfeldt-Jakob, etc. — ne se résume pourtant pas à une imprévisible succession d’accidents. Comme les tremblements de terre ou le phénomène climatique El Niño, les « maladies émergentes » sont une facette normale et cruelle de l’histoire naturelle et humaine. Mais, en ces temps de « bioterrorisme », la démarche sécuritaire qui nous guide en matière de santé, comme en tant d’autres domaines, est par principe aveugle aux conditions qui précipitent l’apparition des problèmes, ou leur aggravation. S’il ne suffit pas de pain pour guérir de la tuberculose, la malnutrition est un facteur important de la dynamique de la contagion. »
Mon but n’est évidemment pas de donner ici une leçon d’écologie dont je serais d’ailleurs bien incapable, mais de souligner qu’il n’est pas illégitime de faire les parallèles ou les rapprochements que j’ai faits ici !
Notons toutefois encore que la journaliste Sonia Shah a publié récemment un livre à ce sujet et, toujours dans le Monde diplomatique, elle décrivait, en mai dernier, la situation de la manière suivante (que je résume, bien entendu) :
Depuis 1940, des centaines de microbes pathogènes sont apparus ou réapparus dans des régions où, parfois, ils n’avaient jamais été observés auparavant. C’est le cas du virus de l’immunodéficience humaine (VIH), d’Ebola en Afrique de l’Ouest, ou encore de Zika sur le continent américain. La majorité d’entre eux (60 %) sont d’origine animale. Certains proviennent d’animaux domestiques ou d’élevage, mais la plupart (plus des deux tiers) sont issus d’animaux sauvages.
Or ces derniers n’y sont pour rien. En dépit des articles qui, photographies à l’appui, désignent la faune sauvage comme le point de départ d’épidémies dévastatrices, il est faux de croire que ces animaux sont particulièrement infestés d’agents pathogènes mortels prêts à nous contaminer. En réalité, la plus grande partie de leurs microbes vivent en eux sans leur faire aucun mal. Le problème est ailleurs : avec la déforestation, l’urbanisation et l’industrialisation effrénées, nous avons offert à ces microbes des moyens d’arriver jusqu’au corps humain et de s’adapter.
La destruction des habitats menace d’extinction quantité d’espèces, parmi lesquelles des plantes médicinales et des animaux sur lesquels notre pharmacopée a toujours reposé. Quant à celles qui survivent, elles n’ont d’autre choix que de se rabattre sur les portions d’habitat réduites que leur laissent les implantations humaines. Il en résulte une probabilité accrue de contacts proches et répétés avec l’homme, lesquels permettent aux microbes de passer dans notre corps, où, de bénins, ils deviennent des agents pathogènes meurtriers.
Autrement dit : on savait, mais on a choisi de ne pas savoir – Laïos, Jocaste, mais aussi Œdipe et tous les autres…
Ceci ne se passe évidemment pas de commentaires – mais ça dépasse le champ de mon propos d’aujourd’hui ! Ça m’a tout de même paru assez terrifiant pour vous en avoir fait part… Mais, je vous l’ai dit, il faudrait d’autres conférences, données par des personnes compétentes dans ce domaine pour nous éclairer.
Quant à nous… nous pouvons peut-être éclairer ce qui aura varié dans nos cures…
… peut-être une guise de conclusion ?
Je ne sais pas si ces excursions du côté de la tragédie grecque auront pu vous éclairer quelque peu ? Je l’espère en tout cas – moi, ça m’a beaucoup plu de ré-étudier ces choses et, surtout peut-être, de vous en avoir parlé… ne fût-ce que parce que ça rappelle, s’il en était besoin, qu’il s’agit là d’éléments structuraux.
D’autres facteurs, d’autres considérations ont bien entendu leur importance – entre autres des modifications nécessaires à la « technique » mais, en elle-même, la situation analytique, plus qu’une autre peut-être, nécessite de toute façon qu’on n’utilise pas inconsidérément des « techniques », mais qu’on puisse, conformément à ce que Sigmund Freud avait déjà enseigné, innover et improviser dans chaque circonstance, l’essentiel minimal étant que les séances puissent avoir lieu ! (Quelle qu’en soit la forme ?)
Pourtant, j’aimerais insister encore une fois sur l’importance, que j’ai peu retrouvée dans l’abondante littérature actuelle autour de la question, de la présence de la mort, comme actrice nécessaire ! Certes, elle l’est toujours, quand elle émerge, mais fort rarement dans de telles proportions, et, comme je l’ai souligné, pratiquement jamais dans cette perspective où chacun peut « la » transmettre à l’autre, qui devient donc, à ce moment, son « partenaire », alors que le dispositif analytique est en place, en grande partie, pour éviter le plus soigneusement possible que les places soient symétriques.
Je voudrais encore souligner qu’une question m’a suivi tout au long de ce travail, qui m’a emmené bien plus loin que la situation actuelle et qui correspond bien à notre objectif dans ce cycle de conférences – mais j’aurai (peut-être) l’occasion de vous en reparler… à savoir :
la situation de pandémie, de « peste », de confinement, etc. est-elle de nature à dénaturer le fonds de la psychanalyse ? À en modifier l’essence ?
Pour ma part, je ne le pense vraiment pas : la psychanalyse n’a de sens, autour et au-delà du setting classique, que dans la créativité – c’est l’un de ses fondements les plus assurés. Par contre, ce qui a grandement changé dans le moment contemporain, c’est la contrainte extérieure, la nécessité imposée de changer, d’adapter, voire de modifier nos standards – quels qu’ils soient, de quelque horizon que l’on vienne ou que l’on se revendique.
Nous sommes de tout temps, et les analystes travaillant dans les institutions (par exemple) entendront, je pense, ce que j’avance là, amenés à aménager les conditions « standards » de ladite « cure type », qui, de fait, n’existe pas, mais reste à inventer à chaque fois, comme nous le recommandais Freud dès longtemps et que nous recommande (parmi beaucoup d’autres) Claude-Noëlle Pickmann (dans son excellent article « Ce qui oriente la cure »). Aujourd'hui, il est indéniable que les conditions d’exercice de notre « impossible » métier sont singulièrement bousculées – et il nous revient davantage encore l’exigence de faire preuve de créativité pour être à même de continuer à l’exercer de manière suffisamment satisfaisante. Pourtant, je le répète, cette créativité est de toujours, son importance se marque simplement avec un peu plus d’éclat, obligeant celles et ceux qui s’étaient (un peu trop paresseusement peut-être – désolé pour le terme) laissé engluer dans une pratique routinière à prendre en compte la tuchè, la rencontre avec le réel…
Je rejoins en tout cas Silvia Lippi quand elle dit que « l’habitude écrase l’invention, nécessaire pour diriger toute cure. Car une psychanalyse est possible seulement à travers le dispositif singulier, propre à chaque analysant, dispositif que l’analyste met en place comme assise de son désir d’analyse. Et lorsqu’il utilise un critère universel et permanent pour diriger ses cures, il échappe à l’éthique de sa pratique en prétendant s’en faire le garant. L’acte analytique ne se supporte d’aucune permanence dans la structure de sa pratique. »
1 Depuis, j’ai vu, en tout cas, qu’Éric Laurent, entre autres, en a parlé dans ce sens.
2 RSI – séance du 17 décembre 1974 – (p.38 version « staferla »)
Comments