Pour atteindre les limites du possible, il faut rêver l'impossible. René Thom
Quelles que soient les critiques que j’ai pu en faire, s’il y a quelque chose avec laquelle je me sens en plein accord avec Guy Dana, c’est qu’il serait incongru de faire, à propos de la « crise » du coronavirus (confinement, déconfinement, etc.) un « commentaire » qui, s’apparentant à une conversation ordinaire, le réduirait à n’avoir aucune portée pratique, je veux dire aucune portée pour la pratique de la psychanalyse. Or, on a pu le constater (et ça continue), tout le monde en parle, tout le monde a un avis, et ça met toutes les conversations en ébullition, confinant en une cacophonie où les analystes n’ont pas, finalement, eu une position plus originale que les autres, concernant les conséquences du confinement ou des modifications des modalités de travail. Pourtant, en glanant quelques remarques çà et là, il y a des choses intéressantes, qui, combinées, tressées, au-delà de l’événement, sont intéressantes parce qu’elles nous ont réveillés et nous obligent à remettre en cause certaines conditions de nos pratiques habituelles : le sacro-saint (parfois) « cadre » dit analytique, qu’on le renomme « setting », dispositif ou quoi que ce soit d’autre ne changeant pas grand-chose à ce qui en fait la saveur, à savoir la manière dont chaque analyste (se) propose de recevoir, d’écouter, et d’entendre ses analysants.
Je suis bien entendu d’accord avec Silvia Lippi, qui nous dit :
« Tout dépend du désir d’analyse de l’analyste : la résistance – à l’inconscient – vient de lui et non du patient, ni du dispositif. Un dispositif peut être plus ou moins confortable qu’un autre, mais il n’est pas déterminant. »
Ce qui l’est, par contre, c’est le transfert et son maniement, au travers des différents « dispositifs » (ou setting, le mot choisi est finalement de peu d’importance, à la condition qu’on entende par là non pas une manière stéréotypée de mettre en marche la cure, mais un moyen de rendre opérant le transfert) qui ont été nécessaires au maintien du travail analytique. En France, par exemple, les « consultations » n’ont plus pu se dérouler en présence, alors qu’en Belgique, les « soins » ayant continué à être autorisés, on a pu continuer, moyennant certaines dispositions sanitaires et une distanciation sociale élémentaire pour éviter l’étendue de la pandémie. J’ai ainsi personnellement continué à travailler et à recevoir des gens. Pour autant, d’autres analysants en ayant exprimé le désir (par angoisse, mais par nécessité aussi, certains ayant été contaminés ou mis en quarantaine; d’autres encore, travaillant « en première ligne » ont estimé qu’il était trop dangereux, pour moi et pour les autres de venir sur place), j’ai également tenu des séances, par téléphone essentiellement.
NB Chacun a fait, finalement, je pense, en fonction de ce qu’il considérait comme le meilleur pour la poursuite (voire le commencement) des cures « à distance », mais il m’a semblé – et il me semble toujours – que la « visioconférence » donne trop d’importance au regard, dans le « les yeux dans les yeux » imposé par la technique. J’ai d’ailleurs appris que certains avaient, à leur manière, tourné la difficulté en recevant l’analysant de face, mais en se détournant par la suite… L’idée est intéressante, mais me paraît un peu trop relever de l’artifice.
Cependant, le désir d’analyse de l’analyste, s’il est bien entendu nécessaire qu’il soit présent, ne relève pas du miracle : c’est de l’acte analytique que relève l’avancement de la cure, et pas simplement du désir qu’elle avance. Je soutiendrai donc la position de Silvia Lippi – en la complexifiant un peu, cependant – quand elle dit :
l’habitude écrase l’invention, nécessaire pour diriger toute cure. Car une psychanalyse est possible seulement à travers le dispositif singulier propre à chaque analysant que l’analyste met en place comme assise de son désir d’analyse. Et lorsqu’il utilise un critère universel et permanent pour diriger ses cures, il échappe à l’éthique de sa pratique en prétendant s’en faire le garant. L’acte analytique ne se supporte d’aucune permanence dans la structure de sa pratique.
Je dirais cependant que la permanence est bien dans la structure, mais pas dans la stéréotypie de quelque cadre que ce soit : travailler avec des enfants, des adolescents, des détenus, des psychotiques… nécessite de toute façon une inventivité constante : s’il y a bien quelque chose de permanent, c’est la nécessité du changement. Rien n'est permanent, sauf le changement – disait déjà Héraclite (maxime 142). En tout cas, il est nécessaire, dans chaque cure, de rester justement ouvert au dispositif, pour que la parole puisse se déployer le plus facilement possible. C’est ça seulement qui doit guider la mise en place du dialogue (si on peut l’appeler comme ça) analytique.
C’est dans ce sens également que j’ai dit que, pour moi, il n’y a pas, comme l’écrit pourtant Silvia Lippi, de "télé-psychanalyse", qui laisserait supposer qu’elle différerait radicalement des analyses « ordinaires ». Par contre, elle souligne d'une manière fort pertinente qu’il n’y a pas d’« analyse ordinaire », chacune nécessitant de toute façon cette part d’invention sans laquelle, justement, les séances deviennent autant de « conversations »…
Dans tout ce débat, ce qui m’étonne le plus, en définitive, c’est qu’il semble qu’on s’étonne des facultés d’adaptation (des uns et des autres, je veux dire analystes et analysants) selon les conditions, comme si le fait qu’elles aient été imposées avait tout à coup réveillé la curiosité des analystes. Quand on affirmait, naguère, que l’on pouvait bel et bien mener des analyses en dehors des « standards » traditionnels, on était la plupart du temps reçu avec dédain. Parmi les mêmes personnes qui rejetaient tout aménagement de la cure (dite) traditionnelle, ou « type », s’en trouvent assurément qui ont développé l’usage de consultations par téléphone, visioconférence ou le paiement par compte ou quelque autre moyen électronique ou informatique : la prétendue adaptation contemporaine doit se mesurer aussi à la rigidité de jadis, et au manque d’imagination (sinon de ressources) des tenants de l’immobilisme. Il sera donc temps, au sortir de la « crise », d’étudier, encore une fois, les variantes de la « cure-type »…
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Que la situation sanitaire ait bouleversé la situation ordinaire, au point que pratiquement tout le monde en ait été touché (d’une manière ou d’une autre) et ait éprouvé le besoin de commenter « l’événement » est retrouvable un peu partout, dans les revues, sur les sites ou les blogs, etc. Toutefois, je voudrais souligner l’opportune remarque de Daniel Sibony, qui nous rappelle, s’il en était besoin, que ce n’est pas tant aucun virus qui crée « l’événement » que les commentaires. Il nous dit en effet :
C’est un événement qui dépend de ce qu’on en dit, et surtout de ce qui se fait à partir de ce qu’on en dit.
Il me paraît en tout cas logique que les événements, quels qu’ils soient, dépendent essentiellement du discours dans lequel ils sont pris. Plus précisément, je veux dire que le réel ne fait pas « événement » ; pour que ça fasse événement, il est nécessaire qu’on en ait dit quelque chose, que le discours courant s’en empare. À quoi Sibony ajoute cette très intéressante réflexion que, c’est « toute la vie d’un pays [qui] se trouve soumise à sa petite capacité à affronter la maladie, mais on l’oublie, et on croit que c’est à cause de la maladie. » C’est très juste, bien entendu : ce qui a fait monter la peur et, au-delà, l’angoisse, c’est plus cette incapacité à réagir de manière efficace que le virus en lui-même.
Ça me conduit à cette réflexion que je n’ai pas souvent trouvée, que ce qui a fait « événement » peut-être, et ce qui a conduit à des situations où, pour les cures analytiques (mais tout autant sans doute pour lesdites « psychothérapies »), dans la situation transférentielle, il y a eu une espèce de rupture avec la nécessaire asymétrie entre la position de l’analysant et de l’analyste. Nombre d’analystes ont bien entendu mis tout en œuvre pour rétablir cette dissymétrie, mais il y a eu un fait inédit, peut-être le seul véritable, c’est que la covid a introduit dans les séances la mort comme élément incontournable : chacun pouvait attraper et transmettre « la mort » de la même manière, tout à fait symétriquement. Je pense que c’est ça qui a donné le plus de fil à retordre aux analystes, parce que l’angoisse réelle était palpable.
Ainsi, alors que d’ordinaire, si un analysant me salue d’un « Comment allez-vous ? », je prends en général ça pour une formule de politesse, et je ne réponds pas – au mieux je reprends ça en séance. Pendant la « crise », je pense cependant que, par l’introduction de la mort dans les séances, la question ne relevait plus du tout de la formule de politesse, mais marquait une véritable inquiétude (pas du tout hypocondriaque, par exemple) à mon sujet et, par conséquent, au sien, puisque la caractéristique principale du virus, outre qu’il annonce l’angoisse de mort, est son extrême virulence et son étonnant pouvoir de contagion. Et cela, c’était (et c’est toujours, d’ailleurs) assurément semblable de chaque côté du transfert.
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Cette dimension de présence authentifiée (dirais-je) de la mort par une épidémie avait été soulignée par Lacan. Il est en tout cas très étonnant que, pour rendre intelligible la proposition « Tous les hommes sont mortels », Lacan en passe par Œdipe, sur la route, et la peste de Thèbes ! On sait au demeurant que c’est en éliminant la sphinge qu’Œdipe libère la ville… (cf. Séminaire RSI 38)
NB je reprendrai prochainement ce thème pour le développer. –
Dans le cas qui nous occupe, nous sommes bien devant quelque chose de l’ordre de « tous les hommes sont mortels », qui n’est plus théorique (symbolique) mais qui fait effraction dans le réel. On est donc bien là : il faut au moins que la peste se propage à Thèbes pour que ce « tous » devienne quelque chose d'imaginable et non pas de pur Symbolique (séminaire RSI, séance du 17 décembre 1974). Autrement dit aussi, il faut bien que « tous » puissent être touchés dans la réalité, comme c’est le cas maintenant, pour qu’on puisse aussi toucher quelque chose d’une similitude, d’une symétrie…
D’une manière similaire, on pourrait dire, dans le cas de cette pandémie, que le virus (ou plus exactement la covid – qui, comme le sphinx devient sphinge, a changé de genre entretemps), vient rendre imaginable (c’est-à-dire donne sens?) à l’assertion que « tous les hommes sont mortels », lui donnant une autre dimension que purement logique – et donc symbolique. Et c’est vrai dans le va-et-vient transférentiel entre l’analyste et l’analysant, pris tous deux dans cette réalité (imaginaire, donc) d’être mortel – et de pouvoir le transmettre. Remarquons encore que, dans le syllogisme aristotélicien, Lacan invite à penser que c’est le nom propre qui aide à s’extraire de l’angoisse : Socrate est mortel – non seulement, mais il demande la mort…
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Tout cela mérite évidemment d’autres développement, mais je voulais faire remarquer l’importance et l’influence de la présence « imminente » et presque « immanente » de la mort dans les modulations des cures, au-delà des aménagements certes nécessaires, mais contingents. J’y reviendrai prochainement…
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