ce texte reprend un exposé que j'avais fait en 2019 dans le cadre du cycle "les mercredis de l'assuétude", au service de santé mentale "Clos-Chapelle-aux-Champs" (à Bruxelles), où j'avais été invité par l'organisateur, Cédric Levaque, que je remercie pour l'opportunité qu'il m'a laissée de reprendre des thèmes qui me sont chers.
La tentation de saint Antoine … c’est la tentation de la dissolution de la volonté et du maintien. Dans une femellisation du monde le pécheur s’engloutit content. Jouissance de la déliquescence. – Henri Michaux
Introduction
Plusieurs points préliminaires méritent d’être abordés brièvement – et d’abord le fait que, si j’ai l’expérience de plus de vingt ans dans le domaine de « la toxicomanie », (certains d’entre vous savent sans doute que j’ai travaillé au centre de postcure « Ellipse », dans la région du Centre, avant quoi j’avais fait des recherches dans ce domaine à l’université de Mons-Hainaut), je ne suis nullement un spécialiste de la question. Je pense d’ailleurs que ça ne voudrait pas dire grand-chose, d'être "spécialiste" : je suis psychanalyste et, que je sache, la psychanalyse ne se spécialise pas dans tel symptôme ! On a pourtant ses habitudes de travail, et elles sont une manière d’aborder le symptôme en tant que tel. Je me félicite donc de l’opportunité qui m’a été donnée de remettre un peu en question la théorisation que j’avais pu élaborer à partir de cette pratique, autour des trois pivots nommés ici pour spécifier le travail de l'année, je veux dire « addiction – répétition – mort ». Je ferai d'emblée remarquer qu'il n’est pas dit pulsion de mort, mais « mort », ce qui n’est pas la même chose, loin s’en faut, on le verra, et l'occasion aura également été donnée d'en reparler plus avant dans le cycle, avec la venue de Monique Lauret qui a fait un livre sur ce sujet (L’énigme de la pulsion de mort, Paris, PUF, 2014). Ces trois pivots, je vais essayer de les nouer à partir de réflexions et d’exemples autour d’un quatrième concept – la jouissance, que j'avais annoncé un peu légèrement ; j’aurais été en effet mieux inspiré de dire les jouissances, parce qu’il serait pour le moins imprudent d’essayer de faire des singularités de la cure un singulier générique! Comme il s’agit de psychanalyse, la question de l’inconscient, et donc du langage (l’inconscient est structuré comme un langage) en restera de toute manière la toile de fond.»
Addictions
Je voulais reprendre ici une réflexion que j’ai déjà entamée il y a longtemps, et que j’ai évoquée à l’occasion des Journées de Reims, à partir d’une question qui m’est venue à la lecture d’un petit texte fort intéressant de Jean Oury, qu’il avait intitulé « Drogue, psychose, langage »(1) et dans lequel il avait avancé, selon lui mais en référence à Gisela Pankow, une différence entre « la drogue » et « la psychose » (tous les universaux sont toujours à prendre avec des réserves, il le dit lui-même), à savoir que, je le cite,
« la psychose est … la déstructuration du registre symbolique tandis que chez le drogué (*) dans la toxicomanie, il n’y a pas d’introjection, si bien qu’il n’y a aucune référence à une structure. C’est comme si, chez le drogué, il y avait un évitement du langage, tandis que chez le psychotique le langage est là, en bribes et en morceaux peut-être, mais il est là, et il y a un effort : on peut dire que la psychose est déjà un effort de restructuration, de reconstruction du langage à partir du morcellement d’une structure symbolique éclatée. »
* MD personnellement, je n'utilise l'universelle et le générique "drogué" ou "toxicomane" qu'entre guillemets.
Même si ce que dit Oury me parle, cliniquement en tout cas, je trouve que c’est un point fort délicat, car dire que « chez le psychotique » le langage est là conduit à penser que « chez le drogué » – pour peu que ça veuille dire quelque chose, j'y reviendrai – le langage serait absent, au mieux, qu’il s’absenterait du langage ? Ce n’est pas la même chose non plus. À force d’avoir côtoyé des « toxicomanes », mais surtout au moment où ils avaient arrêté , où ils n’étaient plus « dans la consommation », je peux dire qu’ils n’étaient pas du tout « hors du langage ». Par contre, ce qu’ils m’ont dit montrait, au moins pour une part d’entre eux, que la consommation – le fait d’être pété –, par exemple, était une manière de se vider la tête, c’est-à-dire sans doute aussi de sortir momentanément du langage et du symbolique. Une fois pété, le langage ne l’engage à rien – ce que décrit assez bien la réflexion ordinaire disant « qu’un toxicomane ment toujours »… Rien que ce va-et-vient autour des limites du langage justifie aussi le fait qu’on ne puisse faire de « la toxicomanie » (qui n’existe pas, comme catégorie) une structure, puisque ce n’est pas une structure langagière ! C’est aussi, par exemple, ce que décrit Henri Michaux quand il expose ses expériences avec la mescaline – il n’est qu’à voir les distorsions entre les notes prises après coup et celles prises pendant les séances de prise, qui ne sont parfois que des approximations d’écriture, mais surtout des dessins (parce que c’est Michaux) ou des gribouillages non signifiants ! C’est lui-même qui le souligne, et on voit qu’il y a là une régression perceptive – d’autant qu’il parle là essentiellement d’hallucinogènes – qui modifient l’état perceptif en même temps que l’état de conscience ! Il y en a plein d’exemples dans Michaux – je me contenterai et me permettrai de citer un passage de L’infini turbulent qui illustre à la fois mon propos et le basculement de jouissance dont je vais parler, qui nous approche de ce que Lacan appelle la jouissance Autre (ou supplémentaire, ou jouissance féminine, mystique, océanique – que sais-je encore ?) :
… Tout à coup, mon enthousiasme d’ailleurs ne cessant pas, tout au contraire augmentant toujours, mais ayant mué subitement, je vois, en vision intérieure… {en marge : Je vois l’Innommable} . . . . . . [les points sont de Michaux] Ah ! Tout ce qui peut en un instant se montrer, se cacher, s’offrir ! Immense Immonde, partout ondulant, déferlant, prenant tout l’horizon et l’horizon de mon âme et de mes désirs. […] Je n’ai pas encore compris ? Quoi ? Que ce n’est pas tant la vision qui compte, mais la transe venue en traître et qui me soulève et qui augmente, augmente, augmente et me pousse et me précipite en jouissance, dans une jouissance non physique, non locale, mais intérieure, essentielle, centrale en moi, et m’y entraîne, m’y enjôle, m’y saoule, m’y renverse, m’y corrompt, m’y dissout, dans une délectation exaltée… [etc. je m’arrête mais c’est indicatif!] (2)
Je ne dirais pas que ce qu’on voit ici est un évitement du langage, mais plutôt une sortie toxique – récupérée après-coup… Je trouve que Michaux décrit là ce qu’il dit bien innommable, à savoir une approche de l’indicible jouissance Autre, (dite) féminine (ou mystique) dont parle Lacan. C’est comme ça que je le lis – personne n'est obligé d’y souscrire ! – mais ça montre, je trouve, la justesse de la formule de Lacan que « la drogue est la rupture du mariage avec le petit pipi »… jolie formule pour indiquer qu’il y a là un au-delà de la jouissance phallique.
Cela dit, il faut rester prudent encore – et comprendre que ça ne recouvre pas toutes les sensations ni tous les moments de jouissance, ni pour toutes les drogues, etc. Il est nécessaire de ne pas faire d’amalgame : un héroïnomane défoncé dans son coin est certainement du côté d’une jouissance du corps, hors langage, dans une extinction régressive du symbolique ; de même que ce que Michaux décrit avec les hallucinogènes, qui aident à la production d’images, de manière directe, en paraissant faire l'impasse sur le symbolique… Mais tous les psychotropes n’ont pas le même effet ni, surtout, ne sont pas employés de la même manière, et un cocaïnomane ne jouit pas de la même manière ni de la même façon qu’un héroïnomane… (Vous avez sans doute tous entendu l’usage de l’héroïne dans un but de descente après l’usage de cocaïne – etc.)
J’ai eu en thérapie un homme, médecin, fort sage, obsessionnel et très religieux, à la limite de l’obséquiosité. Il était venu consulter pour des problèmes de « dépression », mais il s’est avéré que cette dépression était couplée avec un alcoolisme chronique et caché qui entretenait sa culpabilité – qui entretenait son alcoolisme, etc. Ça lui était venu « comme ça », comme une solution trouvée « médicalement », comme une auto-prescription d’un anxiolytique, et simplement, ça « l’aidait » à se rendre à son travail où il était dépassé par la nouvelle organisation commerciale du travail. C’est comme ça qu’il avait commencé son alcoolisme, comme une sorte de protestation – mais secrète et toute empreinte de culpabilité… Bien sûr, ça avait à voir avec sa vie sexuelle, la masturbation, etc. et, après avoir tout de même perdu son poste, il a pu, aidé par l’analyse, en trouver un autre suffisamment satisfaisant… Je veux indiquer par cet exemple qu’il n’avait phénoménologiquement que peu de similitudes avec tel autre alcoolique qui se saoule au bistrot ou sous les ponts, ou tel autre qui fait la fête tous les weekends, pour se récompenser de sa dure semaine de travail… et éviter aussi une confrontation avec les réalités de sa vie sexuelle… Ce sont assurément des « alcoolismes » tout à fait différents, parce que « L’alcoolisme » n’existe pas, et que chaque alcoolique construit son alcoolisme, en fonction des utilisations (socialement recommandées, acceptées ou non) différentes et singulières, mises en place par des sujets différents.
C’est pour cette raison que, même si je suis d’accord Gérard Pommier (3) (nous y viendrons), je ne peux pas être d’accord avec l’ambiguïté de sa formulation, quand il dit que « le produit va engendrer l'addiction »… D’une part, il faudrait redéfinir l’addiction de manière précise, et je vais en tout cas donner un aperçu de ce que j’en pense, et d’une autre, c’est faire trop d’honneur à l’idée que le produit crée « la toxicomanie » ; rien de plus erroné ni d'inducteur d’errance : bien au contraire, c’est le sujet qui s’empare d’un produit ou d’une conduite pour en faire un usage qui correspond à une économie singulière de son rapport au manque. Pommier dit que :
[« la toxicomanie », ce que je traduis par le sujet] introduit « un manque organique, qui va remplacer la cause du désir régressée sur la pulsion. Il importe de ne pas considérer la drogue seulement dans ses effets, mais d'abord du point de vue de son manque. Que l'organisme puisse ressentir le manque d'un produit a une importance de premier plan. Le sujet peut ainsi transformer la problématique du désir, au moment où elle est inhibée, en un besoin de l'organisme. »
Pommier pas plus qu’Oury ne sont d’ailleurs dupes de ce raccourci réducteur qui place "le produit" comme inducteur de "la toxicomanie". Là-dessus, je vous donne comme ce que je crois être une clef d’un travail clinique avec des personnes se présentant sous ce registre – à savoir que ce qu’introduit « la toxicomanie », et moi, je dirais plutôt un sujet avec la manière dont il construit sa toxicomanie, c’est une dialectique singulière du manque.
C’est à partir de ce genre de considération que, personnellement, je pense que l'on peut faire une distinction entre les addictions qui affectent directement le réel du corps et d’autres : l’addiction aux jeux n’est, sur ce plan, pas identique à « la toxicomanie », mais, plus largement, c’est l’usage singulier qu’en fait un sujet qui détermine dans quelle mesure c’est « l’organisme », que je traduis par le réel du corps qui en fera la mesure. J’ai l’habitude de reprendre ça à partir de la déclinaison du manque comme Lacan la propose dans le séminaire sur la relation d’objet, à savoir dette-dam-dose pour ce qui correspond aux manques, respectivement, symbolique, imaginaire, réel.

Dans le même ordre d'idée, je remarque aussi que Lacan, dans le séminaire sur l’éthique, rappelait que, quoi qu’il en soit, la jouissance restait interdite et que
L’important est ceci : c’est de nous attacher à ce que comporte cette faille, au fait que tout ce qui la franchit, l’affranchit, fait l’objet d’une dette au Grand Livre de la dette. Tout exercice de la jouissance comporte quelque chose qui s’inscrit à ce Livre de la dette dans la loi. (4)
Addiction et langage
Il me semble nécessaire de retourner à des considérations linguistiques : ce n’est certes pas la drogue qui fait « le toxicomane » mais bien l’inverse – et c’est la seule façon de pouvoir en entendre quelque chose du côté de la pratique clinique. À l'instar de Jean Oury, presque tout le monde s'entend à souligner que « la toxicomanie » n’est pas une structure ; ça n’empêche pas un toxicomane – peut-être chaque toxicomane, mais un par un – d’utiliser sa toxicomanie pour soutenir, masquer, révéler son symptôme. Je veux dire que « la toxicomanie » de tel (mais aussi bien n’importe quelle addiction) vient se nouer à son symptôme pour, la plupart du temps tisser avec lui une manière de tenir ensemble (selon l’usage que Lacan en fait l'usage du nouage nécessaire RSI). Une toxicomanie, c’est-à-dire celle qu’un sujet se construit, c’est, la plupart du temps, une manière de suppléer au symptôme pour parer au surgissement d’angoisse. Si on élargit, je dirais que la dialectique de l’addiction, c’est une distorsion de la dialectique du manque et donc de la manière dont le sujet se règle sur ce manque – sur la modalité du fantasme, c’est-à-dire S◊a. La seule manière d’élargir la notion de « toxicomanie » à l’addiction, c’est de prendre en compte cette dialectique du manque, en tant qu’il introduit quelque chose qui court-circuite le langage.
Il est intéressant de noter que le terme « addiction » (et ses dérivés) a fait un retour en français après avoir été déployé dans la littérature anglo-saxonne, en glissant plutôt du côté des manifestations essentiellement comportementales avec lesquelles j’aimerais éviter tout amalgame. Mais son origine est française, ou plus exactement latine. Il signifie ni plus ni moins que la contrainte par corps qu’un juge peut prononcer, puisqu’il s’agit de donner son corps en gage contre une dette impayée – on peut voir la proximité de cette notion de dette (reprise par Lacan comme manque symbolique, entre autres dans le séminaire sur la relation d’objet) avec la dépendance et l’esclavage, puisque « ad-dictus, « dit à », est un terme romain qui désignait l’esclave et l’acte de parole qui l’avait attribué » (5), notion d’asservissement qui avait été repérée par Joyce McDougall, qui semble la première à avoir réintroduit le terme en français dans son usage actuel (y compris psychanalytique), qui disait « J’ai choisi le terme anglais d’“addiction” plutôt que son équivalent français de “toxicomanie” parce qu’il est plus parlant d’un point de vue étymologique. “Addiction” renvoie à l’état d’esclavage, donc à la lutte inégale du sujet avec une partie de lui-même, tandis que la toxicomanie indique un désir de s’empoisonner. Or telle n’est pas la visée dudit “toxicomane” » (6).
J’insiste sur ce que ça signifie aussi, toujours dans la veine que ce n’est pas le produit qui fait « le toxicomane », à savoir aussi que le toxique (ou, disons, l’addiction) était, dans un premier temps, une solution adéquate, réparatrice ou soulageante, face à l’émergence d’angoisse. Comme dit Sylvie Le Poulichet, « le véritable toxique n’est pas la drogue. La drogue n’arrive que dans un temps second, comme une automédication, lorsqu’une forme d’“empoisonnement” a déjà eu lieu. » (effet pharmakon) Pour reprendre ce que Gérard Pommier en dit quant au rapport au manque, on peut dire que c’est « la drogue », comme substance incorporée qui parvient à contenir à la fois l’indicible souffrance et l’infinie haine laissées par le retrait du désir (Escande), ce qui replace bien la substance à la place de briseur de soucis, comme le disait Freud (Malaise dans la culture)
Avant de passer au point suivant, je voudrais faire une remarque marginale sur cette position très particulière quand nous travaillons, comme analyste, avec des « toxicomanes ». Je trouve en effet qu’il nous est très difficile de nous tenir en marge de la demande sociale commune, c’est-à-dire qu’on n’a que très peu de liberté (ça relève même souvent de l’impossible, en institution particulièrement) pour entamer un travail analytique qui ne soit pas conditionné, voire falsifié, par le fait de rectifier ou d’arrêter quelque chose – je ne dis même pas un comportement, parce que ce mot ne correspond pas du tout à l'expérience: quelle que soit "la toxicomanie" de tel sujet, elle recouvre bien autre chose que son comportement… D'autre part, il y a tout de même une particularité dans le domaine de « la toxicomanie », c’est que si vous ne vous défilez pas, vous êtes très rapidement considéré comme un « spécialiste ». C’est très fâcheux. Et donc on vous envoie des gens… pour arrêter de consommer. C’est une espèce de comble : ce n’est pas du tout ça que je propose. C’est fâcheux au point qu’il devient très difficile d’écouter convenablement quelqu'un, tant le discours, aussi bien de celui ou de celle qui vient que de son entourage tend vers cette rectification comportementale, encore plus maintenant probablement que le champ s’est élargi aux addictions, alors que ça nous offrait peut-être la chance d’en faire autre chose, de penser les choses de manière plus large, en tout cas, un peu comme Sylvie Le Poulichet le propose quand elle parle de l’identification addictive inconsciente comme paradigme de l’addiction et qu’elle nous invite, à la suite de Glover, à penser ça en termes de « substance psychique ». « Cette identification toxicomaniaque serait le prototype (dit-elle) de différents phénomènes addictifs qui mettent en jeu la nécessité de « se faire un corps étranger », lorsque certaines identifications à des objets menacent le moi d’un envahissement par l’angoisse et d’une forme de confusion. » (7)
Pourtant, ce qu’il conviendrait de faire, comme analyste, c’est bien entendu ce qui est pratiquement impensable dans nos « institutions » pour « toxicomanes », où la rectification symptomatique (au mieux) est à l’ordre du jour. Il faudrait être capable de se maintenir à l'écart de la demande sociale, à savoir être à même de recevoir le nouveau patient, le nouveau « cas », sans préjuger de ce qu’il est ou de le ranger dans telle catégorie. Or, quand on travaille dans une institution – je veux dire dans une institution dite pour « toxicomanes » – c’est que c’est d’abord la conduite qui se trouve identifiée, et qu’il devient alors très difficile d’en faire un symptôme. Il me semble pourtant extrêmement important de pouvoir reprendre les choses du côté de ce que le sujet pourrait formuler comme étant sa question singulière. Quand on vient dans une institution pour « toxicomanes », on y vient pour soigner sa « toxicomanie », c’est-à-dire pour cesser de consommer, la plupart du temps. Je sais que cette réponse est « bateau », mais elle met bien en lumière que ce qui est souvent d’emblée passé sous silence, c’est que « les toxicomanes » tiennent déjà une réponse à leur question singulière, pour terrible qu’elle puisse être devenue pour eux: la drogue. C’est pour ça qu’on peut voir que ce qui se passe, aussi bien dans « la toxicomanie » proprement dite que dans d’autres formes d’addiction, c’est l’ajout d’un manque – dont j’ai déjà parlé – un manque réel (ce qu'on appelle le manque physique) venant redoubler dans le corps la question du manque symbolique (dette).
Qui plus est, quand vous êtes épinglé « spécialiste », ça devient très difficile, même hors institutions, parce que les « cas » arrivent en fonction de votre expérience… Or, « c’est très difficile (dit Lacan), parce que le propre de l’expérience est évidemment de préparer un casier. Il nous est très difficile, à nous analystes, hommes, ou femmes, d’expérience, de ne pas juger de ce cas en train de fonctionner et d’élaborer son analyse, de ne pas nous souvenir à son propos des autres cas. Quelle que soit notre prétendue liberté – car cette liberté, il est impossible d’y croire –, il est clair que nous ne pouvons nous nettoyer de ce qui est notre expérience. Freud insiste beaucoup là-dessus... » (8)
*
Mort et pulsion(s) de mort
L’intitulé du cycle comporte bien « mort », et pas « pulsion de mort ». Il est très difficile de désintriquer les considérations sur la mort, la pulsion de mort, les jouissances et la répétition – je vais tout de même m’y employer un peu, en me concentrant sur la place que peuvent prendre les différences dans les addictions. (Vaste programme sur lequel je serai amené à revenir…) Je dis que c’est très difficile à désintriquer, d’autant qu’il faut savoir que c’est à partir de ces intrications, et malheureusement pas toujours de manière très limpide, que Freud en a été amené à introduire la notion de pulsion de mort. Il le fait, rappelons-le, à partir d’interrogations autour de la compulsion de répétition, qui met en échec le principe de plaisir, et autour aussi des traumatismes, des névroses de guerre, de la réaction thérapeutique négative, etc. Freud reprend la question aussi à partir du célèbre jeu de son petit fils, interprété en fort-da par Freud. Lacan a d’ailleurs fait une fort judicieuse remarque à propos de ce jeu, mais surtout de l’importance du plaisir ludique dans la compréhension des distinctions entre le principe de plaisir (même étendu au principe de réalité) et son au-delà, les pulsions de mort, la répétition et la jouissance. On répète que le principe de plaisir s’oppose au principe de réalité – mais en quoi, sinon en ceci (et c’est dans Freud depuis l’Entwurf, l’Esquisse) que le principe de réalité prend la suite du principe de plaisir, en prend le relais pour allonger le chemin jusqu’au plaisir. Le principe de plaisir, c’est simplement la tension qui revient au plus bas, c’est-à-dire que le plaisir cesse ! Au terme de cette logique, le principe de plaisir vise à sa disparition, c’est-à-dire à la plus basse tension possible, la mort. Le principe de réalité tend lui à allonger les chemins ; comme dit Lacan, Le principe de réalité consiste à nous ménager nos plaisirs, ces plaisirs dont la tendance et la fin c’est précisément d’arriver à la cessation. » (Séminaire II, version internet, p.67) À quoi il ajoute, à propos par exemple du jeu de l’enfant, pour nous faire sentir tout le sel de ce parcours, que « Le seul fait de commencer à introduire la notion qu’il y a une espèce de plaisir propre à l’activité introduit dans la théorie analytique, le plaisir ludique par exemple, flanque par terre, toutes nos directives, toutes les positions, toutes les catégories mêmes de la pensée analytique. » (idem) C’est sur ce genre de choses que Freud ne cède jamais – comme il n’a jamais cédé face à Jung (entre autres) à propos de la libido ou du complexe d’Œdipe.
C'est pour ces raisons que je remercie au passage l'occasion qui m'a été donnée de relire, une fois de plus, Au-delà du principe de plaisir, parce que c’est un texte d’une complexité inouïe qui ne laisse pas de poser des questions, et dans lequel Freud lui-même, s’obstine, s’embrouille et s’obstine encore, mais revient toujours à la nécessité de situer quelque chose au-delà du principe de plaisir – ce qu’il appellera « les pulsions de mort ». Freud ne cède rien – pourtant, il faut voir, dans le séminaire II de Lacan, combien la lecture de ce texte est indigeste pour des gens qui sont pourtant ce qu’on pourrait appeler « du beau monde » : Hippolyte, Perrier, Manonni, Green, Dolto, Clavreul… j’en passe – mais Freud ne cède rien, et il est entraîné à des spéculations qui le conduisent à situer dans cet au-delà du principe de plaisir les pulsions de mort. Il faut retourner lire ça, d’un œil à chaque fois neuf, parce que sinon, on a l’impression qu’on a déjà tout compris, alors qu'en fait on ne comprend rien du tout, on en fait une psychologie universitaire, mais en tout cas pas une question psychanalytique.
Reprenons les choses doucement, pour y situer aussi « les addictions », qui nous confrontent à des positions inconscientes singulières qu’il semble difficile d’unifier, tant la situation paraît ne pas se présenter de la même manière entre un traditionnel « toxicomane », un joueur compulsif, un acheteur compulsif, voire un addicté sexuel ou un boulimique. D’autre part, il ne me semble pas qu’il faille absolument se ruer sur une manière de juger à partir de comportements similaires mais qui ne permettent pas, je pense, de garder la spécificité de la psychanalyse. Or, depuis le début, Freud est formel : il n’y a que dans la singularité (qu’on l’appelle du « cas » ou pas, à condition de n’en pas faire un modèle psychologique) que la psychanalyse peut se développer. Je n’ai de cesse de le répéter.
Alors, la pulsion de mort ? Freud nous indique bien qu’elle concerne, nonobstant la libido et les pulsions de vie, la survie de l’espèce, quand bien même elle vise à une certaine extinction. Ce n’est pas simple à comprendre, mais l’approche de Dolto me paraît la plus parlante. Pour elle, pas d’ambiguïté : elle commence (c’est sa première ligne – au moins dans la version publiée) par dire :
Éros – les pulsions de vie – est ce qui unit et Thanatos – les pulsions de mort – est ce qui désunit, qui désintègre. Mais la mort n’a rien à voir avec les pulsions de mort. (9)
Au moins, on est fixé d’emblée ! Elle se dégage des positions ambiguës ; pour elle, la pulsion de mort n’est jamais violente. Elle admet tout de même que dans certains cas sereins, comme la « mort de vieillesse », c’est bien d’extinction qu’il s’agit, c’est-à-dire de l’action des pulsions de mort. Les pulsions de mort agissent en silence (elles ne sont pas symbolisables), du côté d’un catabolisme qui rejoint tout de même les interrogations biologiques et les spéculations ouvertes par Freud. Elle s’appuie sur sa théorisation de l’image du corps, et sur la distinction qu’elle maintient (10) entre image du corps, inconsciente, singulière et personnelle, et le schéma corporel, qui concerne ce quelle appelle « le genre » dans une acception qui n’a plus guère cours, mais qui correspond au genre humain.
En cela, Dolto est très proche de Freud, puisqu’en lisant Au-delà du principe de plaisir, on est frappé de voir combien vie et mort sont imbriquées ; d’autant que Freud mêle allègrement la phylogenèse à l’ontogenèse, à savoir ce qui contribue à la survie de l’espèce avec ce qui relève de la libido, du principe de plaisir, qui contribue à la vie du sujet. Je répète que la logique des pulsions de vie, en tant qu’elles suivent la loi du principe de plaisir (jusque dans le principe de réalité, qui en est la continuation, la manière de faire durer le plaisir, en choisissant des chemins détournés et déterminés), c’est la mort. La logique des pulsions de mort, en tant que portant le devenir de l’espèce (et non du sujet), c’est de relancer la vie – ce qu’on voit dans la répétition – mais de manière sourde, de sorte qu’elles restent radicalement hors symbolisation, hors champ.
C’est ce que souligne encore une fois Dolto, en terminant un de ses séminaires :
L’activité des pulsions de mort, ce n’est pas un but en soi. Le résultat des activités des pulsions de mort, c’est le vivre. Et le résultat des pulsions de vie au service du désir, dans le désir, ça mène à la mort. (52)
Cela rejoint évidemment l’enseignement de Lacan, à savoir que, dans toute pulsion, il y a une composante de pulsions de mort, que l’une ne va pas sans l’autre (Freud parle de l’intrication des pulsions). Souvenons-nous, à ce propose, de la formule d’Héraclite qui dit que « Même chose en nous, être vivant ou être mort, être éveillé ou être endormi, être jeune ou être vieux. Car ceux-ci se changent en ceux-là et ceux-là de nouveau se changent en ceux-ci. » (11) Vous avez dit répétition ?
*
Mort et jouissance
Si la jouissance touche à quelque chose de la mort – je dis toujours qu’elle est appuyée sur la mort – celle-ci n’est jamais en visée directe ; si elle se trouve en visée, ce sont clairement des pulsions de vie agressives qui sont retournées contre soi, contre le moi, comme dans les suicides. Pour reprendre une image de Dolto, je dirais que l’on ne se suicide pas du fait des pulsions de mort, qui doivent plutôt s’entendre comme un glissement progressif vers la mort – ce n’est pas du tout la même chose. Pour Dolto, la pulsion de mort, c’est avant tout la mort du désir, mais en même temps la relance du désir. Autrement dit, pour revenir pratiquement à notre domaine, je pense qu’un héroïnomane qui se laisse aller dans un squat à ne se réveiller que pour aller chercher sa dose (version réelle de la dette) est du côté de la pulsion de mort et de la jouissance de l’Autre, mais pas le hooligan imbibé qui se rue sur d’autres dans une bagarre de masse, fût-elle largement imbibée d'alcool ; celui-ci est du côté des pulsions de vie, sur le versant violent de la revendication identitaire et narcissique.
Alors, la mort ? En ‘72, à Louvain, Lacan y allait de quelques belles paroles un tantinet provocatrices mais tellement justes (ça se trouve facilement sur internet) :
« La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien sûr ; ça vous soutient. Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ? néanmoins ce n’est qu’un acte de foi ; le comble du comble, c’est que vous n’en êtes pas sûr. » (12)
Je pense que ce que Lacan nous souligne là, c’est que la mort est avant tout un concept, qui ne prend corps que dans le champ du langage, selon la manière dont se nouent les registres RSI… Cela dit, et c’est probablement aussi ça qui complexifie à l’extrême la réflexion freudienne de l’Au-delà du principe de plaisir, même pour la médecine ou, plus largement, la biologie, la mort n’est pas une chose définitive, et n’a pas qu’un seule définition – dans le champ de la médecine, on parle d’ailleurs de mort légale, c’est-à-dire que c’est la loi qui définit – ou plutôt qui fixe – les critères de la mort – et de la vie également d’ailleurs…
La mort ne concerne que les trumains *… On le sait – faut-il le répéter ? – il n’y a que le parlêtre non pas qui soit mortel, parce que tous les vivants sont promis à la mort, mais il n’y a que lui qui sache en parler, c’est-à-dire tourner autour de cet irreprésentable. Il n’y a pas de représentation de la mort – ni dans l’inconscient, ni même dans le conscient. Ça veut dire que la mort est un concept, dont l’actualité passe toujours par la mort de l’autre, y fût-on identifié ; ce n’est que par le truchement de cette identification que nous approchons ce qu’il pourra éventuellement en être.
* Selon la graphie proposée par Jacques Lacan dans le séminaire XXV, Le moment de conclure, version AFI, p.37.
Un point semble toutefois acquis : les pulsions de vie vont dans le sens de la construction, de la liaison ; les pulsions de mort, par contre, vont dans le sens de la déliaison et du retour vers l’inorganique. Un point de discussions reste tout de même, et, partant, de prises de positions parfois aussi tranchées que contradictoires. L’ennui, pour nous, en tout cas, c’est que ça peut avoir des effets sur la pratique. Ainsi, pour Lacan la plupart du temps (et pour Monique Lauret, et dans une moindre mesure pour Poisonnier), les pulsions de destruction (du côté desquelles sont la haine, la violence et l’agressivité) dérivent des pulsions de mort. François Dolto, au contraire, adopte un point de vue clinique extrêmement intéressant - qui me parle en tout cas ; elle dit que les pulsions de mort sont à la fois des pulsions non libidinales et non agressives. Elles sont de ce fait non imaginables sans médiation. Elle dit aussi que, quand les pulsions de mort demeurent seules, à l’exclusion des pulsions de vie agressives non associées à la génitalité future, il y a régression aux pulsions de vie agressives d’un stade plus précoce, soit dans la motricité de rejet (…) soit au niveau de la motricité de conquête, si la mère interdit le touche-à-tout à l’enfant. (La vague et l'océan: séminaire sur les pulsions de mort, 1970-1971, p.191)
Il me paraît donc nécessaire de revenir à ce que Freud a élaboré, à savoir que, pas l’une sans l’autre, il y a intrication des deux types de pulsions ; dans Inhibition, symptôme, angoisse, Freud précise même :
… l’expédient qui va nous aider à sortir de cette difficulté [la dualité pulsionnelle], nous n’avons pas à le réinventer. Il s’est offert depuis longtemps à nous et sa teneur est que nous n’avons presque jamais affaire à des motions pulsionnelles pures mais sans exception à des alliages des deux pulsions dans des proportions diverses. (13)
À propos de sa lecture et de son étude Au-delà du principe de plaisir (séminaire II), Lacan dit quant à lui :
Il faut considérer en soi un principe qui ramène à la mort la libido, mais qui ne l’y ramène pas n’importe comment, car s’il l’y ramène par les voies les plus courtes, le problème est résolu. Il ne l’y ramène que par les voies de la vie, justement. C’est derrière ceci, à savoir la nécessité de l’être vivant de passer par les chemins de la vie, et ça ne peut se passer que par là, que le principe qui le ramène à la mort se situe, est repéré. Il ne peut pas aller à la mort par n’importe quel chemin. (p.64, version en ligne)
Pour Freud donc, comme le souligne Lacan, « L’organisme ne veut mourir qu’à sa manière » (14) Ce que Freud découvre là, c’est que la vie en elle-même n’est qu’une complexification des chemins vers la mort, de différance en différance, je dirais, le processus même de la vie est de différer la mort.
On voit donc bien qu’il est inutile, pratiquement de maintenir la distinction pourtant nécessaire sur le plan théorique ! On peut aussi constater que Freud oscille, à propos de la pulsion de destruction, qu’il range le plus souvent, comme Lacan et contre Dolto, du côté des pulsions de mort ; pourtant, quand il y revient à la fin de sa vie dans son Abrégé de psychanalyse, c’est bien dans le domaine de la sexualité qu’il insiste sur la nécessité d’une agression (d’une pulsion agressive) suffisante ! Il dit :
Des changements dans le dosage des pulsions ont les conséquences les plus tangibles. Une augmentation sensible d’agression sexuelle fait d’un amoureux un meurtrier lubrique, une forte diminution du facteur agressif le rend timide ou impuissant.
Illustration clinique
Je voudrais illustrer un peu mon propos, du côté de « la toxicomanie ». C’est l’histoire d’un homme d’une trentaine d’années qui a eu un parcours très rude dans la drogue, essentiellement de l’héroïne, mais également les « drogues festives », en sortie – ce qu’il ne considère pas comme un problème de « toxicomanie ». Parallèlement, il a été très peu désocialisé et vit dans une famille relativement aisée, dans une maison familiale suffisamment confortable. Il est arrivé au centre résidentiel, comme beaucoup d’autres, après un passage dans un centre de crise où il a effectué son sevrage physique. [Ce « cas » souligne, entre autres, l’avantage qu’il y aurait à avoir des « prises en charges » longitudinales plutôt que de saucissonner des parcours avec des « thérapeutes » à chaque fois différents – mais c’est un autre problème!] Quand cet homme me raconte son histoire dans la « toxicomanie », il fait remonter l'origine du problème à l’adolescence, quand il a pris modèle sur des aînés, certes, mais, me dit-il, « je ne me sentais pas bien dans ma peau – je ne savais plus qui j’étais… » Cela dit, il est venu avec la certitude de connaître l’origine de « son problème » (sic), qui était, selon lui, selon ses parents (couple reformé) et selon le thérapeute familial du centre de crise (selon les dires de M. X.) : l’origine, dite d’une manière non équivoque de causalité, c’était que « son père n’était pas son père ». Sa mère avait eu une relation (plus ou moins longue) avec un homme qui n’a jamais assumé la paternité et qui l’a abandonnée. C’est son « père » actuel, qui s’est mis en ménage avec sa mère quand notre patient était encore fort jeune et qui l’a adopté et accueilli, me dit-il, comme son vrai fils. Il appelait désormais cet homme, quand il en parlait, « mon père », mais parfois, plus rarement, mais clairement pour marquer la différence avec « mon géniteur », « papa »…
Il n’y a aucune raison de penser comme ça que ça puisse "naturellement" être à l’origine d’une « toxicomanie ». La question était donc de savoir pourquoi pour lui cela avait fait bouchon de la sorte. En réalité, toute son histoire et tout ce montage familial étaient restés totalement tus. Le malaise de l’adolescence ne pouvait donc être directement imputé à cette origine – je veux dire : pas consciemment en tout cas… Il n’avait appris la vérité que tout récemment, à l’occasion du passage dans le centre de crise.
Je voudrais faire ici une petite parenthèse : autant je pense qu’il est nécessaire de lever les non-dits dans les familles quand cela s’y prête (et je veux dire, entre autres, quand la famille consulte en tant que telle), autant je pense aussi que cela prend du temps, d’autant que ce qu’on appelle alors « le patient désigné » est particulièrement fragilisé. Il faut donc, si l’on veut se lancer dans des levers de secrets fort importants, être capable de s’assurer de la durée nécessaire à l’élaboration de ce qui est, à chaque fois, un traumatisme. Faute de quoi, c’est ce traumatisme qui se répète ! Après coup, et je ne juge personne, peut-être que la mère portait un poids trop lourd depuis trop longtemps et que, trop culpabilisée, elle a lâché le morceau – pour s’en débarrasser – il me semble que ce dévoilement, cette révélation, s’est faite un peu trop rapidement, trop violemment. Et il est arrivé ce qui devait arriver : cette révélation est devenue traumatique ! Non pas immédiatement, bien sûr : dans un premier temps, tout le monde était content que le secret soit levé et que l’origine soit trouvée, et l’illusion s’est construite que maintenant que l’on connaît l’origine, tout allait aller pour le mieux ! C’est une illusion commune : pointer l’origine et alors… eh bien oui ! On a un point mythique d’origine, mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire ? La plupart du temps, quand cela se passe, le point trouvé agit comme une sorte de trou noir, absorbant tout, et dont rien ne sort plus ! Si on ne prend pas le temps pour l’élaborer – plutôt que de jeter l’information sur la table – ce qui se passe, c’est que ça se répète. Ce qui ne peut être remémoré – dit Freud – se répète dans la conduite.
Alors que ses parents avaient enfin trouvé une raison d’espérer (sic), M. X… a progressivement sombré dans une dépression fort lourde : l’annonce qu’il répétait sans cesse « mon père n’est pas mon père » résonnait dans sa tête, et il n’arrivait à dormir qu’avec des somnifères – ce qui, malheureusement semblait anesthésier ses souvenirs de rêves. D’une part, il n’arrivait pas à s’empêcher de penser à « son père géniteur », et il harcelait sa mère pour savoir si elle savait où il pouvait éventuellement le trouver, lui qui l’avait abandonné ; d’autre part, il était dans un conflit de loyauté terrible vis-à-vis de son père, de son « papa » [pour le distinguer du géniteur] qu’il n’arrivait plus à investir de la même manière, même s’il s’en défendait en (lui) disant que « bien sûr, c’était lui son vrai père! » Il semble que cet homme ait dû comprendre que quelque chose se dégradait, parce qu’il a commencé à culpabiliser et à déprimer – ce qui a fait boule de neige en culpabilisant et déprimant également la mère… et M. X… Cette situation a duré plusieurs semaines (il n’est pas resté très longtemps dans le centre), pendant lesquelles il a essayé d’élaborer plusieurs issues possibles, tout en se demandant, légitimement, la raison pour laquelle ses parents lui avaient caché les choses…
La vie en communauté étant ce qu’elle est, il s’est ensuite mis à fréquenter (sic) (et plus) une jeune femme qui était également dans le centre. Ce serait bien trop long à détailler, mais disons que cette jeune femme était avenante, hystérique (probablement : je ne l’avais pas en thérapie) et terriblement séductrice (et au demeurant séduisante, ce que ne simplifiait pas le problème). Il se sont rapidement plus ou moins mis en couple, la jeune femme quittant alors le centre pour l’attendre à l’extérieur. En partant, elle lui a annoncé qu’elle était enceinte de lui… ce qui l’a jeté dans une confusion profonde, d’autant qu’un autre patient, qui avait eu des relations sexuelles avec elle, était également persuadé d’être le père de l’enfant à venir !
Conséquemment, il a donc lui aussi quitté le centre – et on a appris, quelques temps après, qu’il avait (évidemment) lourdement rechuté et qu’il était mort peu après, après avoir essayé en vain de reprendre contact avec la jeune femme…
Si je me suis un peu attardé à ce cas, c’est que beaucoup ont interprété (un peu sauvagement) sa conduite comme un suicide. Je ne pourrai pas plus trancher aujourd'hui qu’à l’époque, mais je vais lire cette fin à la lumière de cette petite recherche que j’ai faite à l’occasion de cette communication. Tout y est – vous l’aurez remarqué : addiction, répétition, mort – et bien dans le réel. Alors, qu’en est-il du côté des jouissances et de la pulsion de mort, à quoi on doit également ajouter l’effet du traumatisme ? C’est plutôt enchevêtré. Je dirai – pour ne pas faire trop long et avec les réserves que je n’ai finalement rencontré cet homme que quelques mois et qu’il était déjà parti depuis un bout de temps quand il est décédé – je dirai donc que si la mort a toujours été une préoccupation angoissante pour lui, jamais je n’ai pensé qu’il l’avait en visée. Bien au contraire, un peu avant son départ (presque son évasion, parce que ça ne s’est pas du tout préparé), et malgré son état confus, il voulait retrouver des choses du côté de la vie, du côté de vouloir être capable, lui, d’assumer quelque chose qui lui échappait sans cesse – comme cette jeune femme qui ne donnait plus de nouvelles ! Il est donc parti, c’est mon interprétation, à la recherche de nouvelles, de cette femme, mais également de ses pères…
La consommation a évidemment accompagné ça, mais je ne pense pas que son objectif ait jamais été de se suicider ! Bien plus peut-on dire qu’il est allé buter sur le réel de la séparation, qui a retenti comme une répétition, dans laquelle sa pulsion de mort l’a accompagné, et que c’est par épuisement des ressources qu’il est mort, de sa manière, selon ses chemins et avec la tentative de soutien de l’héroïne pour se calmer et anesthésier sa douleur d’être. Comme le dit joliment Silvia Lippi, « la pulsion de mort n’est pas un saut dans la mort au-dessus de tous les obstacles. Elle commande au contraire la répétition de tout le parcours d’obstacles » (8) – retrouvant par là le chemin personnel singulier vers la mort, cher à Freud.
D’un autre côté, on ne peut que remarquer l’importance du trauma, agissant ici comme le réel sur lequel M. X… est venu buter, pour finalement s’y fracasser. Il lui aurait sans doute fallu encore de longs mois de thérapie pour pouvoir reconstruire son histoire, en propre et pas racontée par ses « parents », quels qu’ils soient. Bien mieux, il aurait certainement mieux valu que cet homme eût consulté un analyste bien avant que d’avoir sombré dans la drogue. Assurément, on peut faire l’hypothèse que le secret sur son origine a été le noyau de cette histoire – à laquelle il n’aurait de toute façon pas pu toucher – et on voit très clairement avec lui que c’est au moment où est levé le secret que le traumatisme éclate ! Le traumatisme n’agit jamais que dans l’après-coup ! C’est la révélation de son origine qui lui a fait un trou dans l’origine, là où elle a probablement soulagé ses parents. Mais il est certain que ce qui lui a été révélé là aura été comme la révélation d’un inceste, d’une faute originaire. Et c’est après que cette faute, qui n’appartient finalement à personne, lui a été révélée qu’elle l’a, à défaut qu’il ait les mots pour border ce trauma et le symboliser, précipité dans la répétition en acte (et pas en actions). Là où plus rien n’avait de sens, c’est l’excès de sens autour de sa possible paternité qui a agi pour lui comme un impossible à éviter ; mais il s’est bien retrouvé dans cette position intenable d’être le père qui abandonne son enfant – d’autant que lui avait envisagé une interruption de grossesse ! La répétition est certes, comme l’indique Pommier (15) un progrès, car elle évite ou déjoue la fixation du symptôme, mais ici, ce progrès dans la cure n’a pas pu être utilisé, parce qu’il s’est ajouté un passage à l’acte (assurément ici, glissement hors du cadre) – et pas seulement pour lui ; en tout cas, quelque chose d’ininterprétable… Je reste persuadé que, si la révélation était sûrement nécessaire à débloquer la réalité psychique de cet homme, le fait de ne pas avoir pu la soutenir dans le temps et dans le transfert a été à la source d’une idéalisation de la cause, qui, en fin de compte, a précipité la (re)chute…
Pour conclure…
Cette illustration, dont je voudrais encore une fois souligner le caractère tout à fait singulier, c’est-à-dire non exemplaire, va me permettre de conclure en revenant à ma question de départ, à savoir le rapport entre « addictions » et évitement du langage ; je dirai que ce n’est que le truchement du langage qui permet, et nécessite d’ailleurs, une manière, dès l’origine, d’allonger les chemins vers la satisfaction, et donc vers cet abaissement de la tension (que le désir tend) pour arriver à la satisfaction, c’est-à-dire la tension minimale – asympto-tiquement, la mort. Mais à aucun moment, la mort n’est en visée directe ; elle n’est que l’aboutissement d’un catabolisme ou d’une entropie, pas du tout à entendre comme un aboutissement suicidaire. Dans la singularité de chaque Un qui se présente, fût-ce « pour arrêter » (ce à quoi je réponds souvent, de manière bienveillante, pas sur un ton surmoïque : mais arrêtez donc?) il est nécessaire de faire la part des choses entre les manières de jouir qui sont bien plus proches que le choix d’objet élu pour y parvenir.
Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud nous décrit la nécessité, à partir de ce qu’il observe de la répétition, de conceptualiser des pulsions de mort. Dans ce champ, qui est celui de la jouissance, et particulièrement de la jouissance Autre, cette jouissance est indissolublement liée à la pulsion de mort. Je pense que les considérations qu’on peut faire à propos de « la toxicomanie » (qui n’existe pas) peuvent être élargies aux autres formes « d’addictions », à condition de comprendre qu’il ne faut pas en faire des catégories et d’autre part de ne pas se focaliser sur la notion d’objet.
Drogue ou religion, par exemple, ce n’est pas tout à fait du même choix d’objet dont il s’agit [dit Markos Zafiropoulos], même si l’on trouve dans ce que nous appellerons volontiers les “fragments du discours de la drogue” un ensemble discursif qui ramène bien aux extases mystiques. Entre la jouissance mystique et la narcose toxicomaniaque l’écart révélé par le choix d’objet est net. (16)
On ne peut probablement pas mieux dire – mais la conséquence, c’est que ce qui caractérise plutôt le champ, ce n’est pas l’objet, mais le mode de jouissance choisie. Nous avons affaire à une jouissance nécessairement au-delà du principe de plaisir, une jouissance Autre, supplémentaire (par où nous rejoignons peut-être un côté « féminin » du symptôme), qui bien sûr n’exclut pas la jouissance phallique, mais qui, comme telle, est une jouissance du corps, directement, du côté de la sensation, de la perception, mais hors langage ! C’est ce truchement me semble-t-il qui est nécessaire à comprendre la manière dont les singularités se rejoignent pour éviter le langage, ou, plus justement, parce qu’il n’y a pas de mots qui conviennent. Ici plus qu’ailleurs se vérifie ce que Lacan disait, à savoir qu’elles jouissent (il parlait des « femmes » - bon…) mais qu’elles ne peuvent rien en dire. Dans notre cas, une fois la jouissance trouvée, on se trouve dans un champ qui ne ressortit plus au langage, donc au symbolique. Je pense qu’une des raisons qui font que « les addictions » sont si résistantes (à la thérapie), outre le désir de bien faire des thérapeutes, c’est qu’on ne peut pas prendre ce symptôme comme un symptôme névrotique : l’interprétation ne tient pas plus que dans les maladies dites psychosomatiques, et c’est pour ça que je suis allé recherché chez Sylvie Le Poulichet des considérations sur la psychanalyse de l’informe – c’est le revers de l’objet, qui nécessairement a une forme.
En guise de conclusion, je voudrais insister sur l’importance de comprendre que chacun construit avec sa conduite, mais surtout avec son être de sujet, avec son addiction, des court-circuits, c’est-à-dire des voies illusoires de jouissance, de retrouvailles avec l’Autre perdu. Ce qui est en visée dans « les addictions », mais surtout dans la manière dont chacun en use, ce n’est pas l’objet (ni sa possession ni sa destruction) mais sa jouissance, complètement hors-sens, hors langage, souvent décrite comme un retour à une sensation (hallucinée parfois). C’est dans cette mesure qu’un « addicté », par le don de son corps au service du masquage de sa castration symbolique, se trouve du côté des pulsions de mort et de la jouissance – c’est-à-dire aussi de la mort, toujours visée, jamais atteinte – et par là-même, il sort du champ du langage. Dans cette mesure, il s’agit bien d’un évitement du langage, c’est-à-dire aussi d’un substitut au symptôme, qui est le langage idiosyncrasique du sujet en souffrance.
Aurai-je pu apporter quelques lumières ? Peut-être aussi quelques complexifications de situations jamais simples, mais, au demeurant, rappelons que ces complexifications sont autant de détours qui sont ceux de la vie – et du désir !
Notes
(1) Colloque tenu à Milan les 29 et 30 mai 1976
(2) L’infini turbulent, p. 92-93
(3) La toxicomanie comme concept, p. 6 (4) version Staferla, p.135 (5) voir Jacquet et Rigaud in Les addictions, p.17 (6) Idem (7) p.124 (8) Conférence de Genève sur le symptôme (9) C’est moi qui souligne. (10) L’image inconsciente du corps … (11) Fragment, p.88 (12) Conférence à Louvain, 1972 (13) Œuvres complètes, XVII, p.241 (14) Au-delà du principe de plaisir, In Œuvres complètes, p. 311 (15) In … (16) Zafiropoulos …
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