Introduction -
L’Épiphanie, faut-il le rappeler, c’est cette fête religieuse chrétienne, autrement et populairement appelée « Fête des Rois », célébrée le 6 janvier (et spécialement connue pour sa galette où se loge la traditionnelle fève) ! L’épiphanie est censée commémorer la manifestation du Christ aux rois mages… À ce titre, elle est au singulier. Hors de ce contexte religieux qui lui sert ordinairement de cadre, « épiphanie » signifie, au figuré et selon la racine étymologique (< grec ε ̓ π ι φ α ́ ν ι ο ς « qui apparaît »), manifestation d'une réalité cachée (cf. dictionnaire en ligne CNRTL).
Le sens que j’entends lui donner ici se fonde sur cette apparition d’un sens caché, mais est en vérité une référence à l’usage qu’a promu James Joyce, qui en a fait un recueil.
Épiphanies donc… Il y a certes plusieurs auteurs qui en ont parlé dans un sens semblable d’une révélation soudaine (Proust, Musil, etc.) mais, dans Stephen le Héros, James Joyce en donne la définition suivante, sa définition, donnée pour son héros : « Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême car elles représentaient les moments les plus délicats et les plus fugitifs. » C’est dire que la révélation ne passe pas par la sophistication, mais par un abord direct, fût-il trivial.
Lacan a également été amené à en parler, dans le séminaire XXIII, Joyce le sinthome, où, pour plus de précision, il avait fait appel à Jacques Aubert (traducteur de James Joyce pour l’édition de La Pléiade notamment) pour présenter Joyce, et c'est lui qui a introduit le terme. Il est intéressant de noter (et amusant également de noter que ce passage ne figure pas dans le séminaire « officiel », celui des éditions du Seuil) que Lacan s’est étonné de l’appellation "épiphanie" par Joyce, ce qui donne tout de même du relief à la chose, parce que Joyce entendait suffisamment en faire une sorte d’outil de découverte – et son recueil primitif « Épiphanies », qui date de 1901-1904 et qui n’a été publié (semble-t-il) qu’après sa mort en présente une collection qu’on retrouvera tout au long de son œuvre. Mais l'épiphanie, c'est, en quelque sorte l'inscription nécessaire du moment insaisissable d'un surgissement - un peu comme une sorte de jaculation ou encore un lapsus, qui révèle certes le sujet... sans qu'on puisse pour autant le saisir, dans le mouvement de pulsation de l'inconscient, ce qui fait dire à Jacques Aubert que "ce qui est en jeu à travers ces récits de rêves, ces fragments de dialogues, ces brèves descriptions, c’est le désir d’ancrer l’écriture dans l’événement, si menu et insignifiant soit-il. Plus d’un siècle après leur prélèvement, les Épiphanies apparaissent, davantage encore que les poèmes de jeunesse, comme les premiers cailloux posés sur le sentier qui mène à Ulysse et Finnegans Wake".
Et dans le fond, c’est un peu le genre de démarche que je me propose ici – non pas que je ne développerai pas postérieurement, et séparément, les quelques idées, trouvailles, notes de lecture, appelons-les épiphanies donc, ailleurs, mais j’aimerais les donner d’abord à l’état « brut », avec les réflexions comme elles me sont venues, presque avant toute analyse, presque simplement, comme dans Joyce, comme une espèce d’association libre, dont on sait que la valeur, pour notre « technique », est que, précisément, elle n’est pas si libre que ça.
Donc je me propose de déposer ici quelques idées, quelques escarbilles, récoltées le plus souvent lors de lectures, discussions, conférences, etc., auxquelles il conviendra, je l’espère, de redonner un peu d’air pour faire prendre quelques développement dans le champ de la psychanalyse. C’est en tout cas le projet auquel je vous invite…
Wittgenstein (1) nous dit : Il pourrait aussi y avoir un langage dans l’usage duquel l’« âme » des mots ne joue aucun rôle. Un langage dans lequel, par exemple, il nous serait indifférent de remplacer un mot par un autre, nouveau, arbitrairement inventé.
* Investigations ou Recherches philosophiques (§§530) - selon les éditions.
– (Investigations philosophiques) (trad.1, tel 109)
La traduction la plus récente (2001), intitulée "Recherches..." nous donne, quant à elle: Il pourrait y avoir aussi un langage dans l’emploi duquel l’« âme » des mots ne jouerait aucun rôle. Un langage dDans lequel, par exemple, remplacer un mot par un mot nouveau, inventé de toutes pièces, n’aurait pas la moindre importance à nos yeux. – (Recherches philosophiques) [les modifications sont mises en évidence]
Les deux traductions sont suffisamment proches – mais elles traduisent, je le suppose, le même texte de Wittgenstein. Veulent-elles dire la même chose ? Et disent-elles la même chose ? Par exemple, dire que l’âme « joue » ou « jouerait », est-ce dire la même chose ? Et les traducteurs, dans leur effort supposé pour rendre ce que Wittgenstein a écrit, veulent-ils dire la même chose ? Et la même chose que Wittgenstein ? La vérité ne peut se dire toute : les mots y manquent. (dit Lacan, mais ça ne m’empêche pas de le dire avec lui.)
Mais à reprendre cet exemple, je pose la question: pourrait-il y avoir un langage dans l’usage duquel l’« âme » des mots ne jouerait aucun rôle ? Peut-on, si je ne peux pas, imaginer un langage dans lequel on pourrait remplacer un mot par un autre sans que cela ne modifiât radicalement la nature même de ce langage ? Parce que, évidemment, « passe moi le shmork » n’est pas indifférent – il sort de lalangue, même si on peut comprendre (?) qu’il reste dans le langage. D’autant que, ssi c’est possible, cela devient vite : « gu morgtyhuj jnye shmork » … et nous nous trouvons où ? Non pas totalement hors langage, mais hors lalangue (et non seulement hors la langue française, mais aussi hors n’importe quelle autre, je suppose), ce qui donnera encore plus de sel (je voulais dire : passe-moi le poivre!) à l’éventuelle construction syncrétique entre deux idiosyncrasies linguistiques… Éventuelles…
Cela dit, on sait qu’on est dans le langage, à supposer que l’autre veuille s’adresser à nous… C’est le « qu’on dise » qui, même oublié derrière ce qui est dit, perce ici à travers ce qui s’en entend.
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